Un jeu de rois et de pions 1 - Nous qui sommes des ombres

Chapitre 34

Isine avait passé les nuits qui avaient suivi celle-là dans le fauteuil de la chambre où était enfermé Dzangher. Elle avait constaté que les cauchemars du général étaient récurrents, mais elle le réveillait désormais beaucoup plus tôt et il lui suffisait maintenant de lui parler doucement pour y parvenir. Plus de baffes, plus de convulsions et la jeune femme avait pu terminer de préparer sa mission dans une relative quiétude.

Le matin du troisième jour les trouva dans la cour du château, balayés par un vent frais. Le soleil commençait à peine à poindre entre les bâtiments silencieux de la ville et si l'intérieur était encore plongé dans la pénombre, les odeurs qui leur parvenaient du bourg portaient déjà des flagrances de pain chaud et de fumée.

La jeune femme inspectait d'un œil critique les trois personnes qu'elle avait choisies pour les accompagner et qui formaient le reste de l'escorte. Juché sur sa jument pie, Willem lui adressa un grand sourire. Isine lui avait proposé la mission sur les conseils de Jeremy. Il avait participé aux négociations avec les rebelles et était donc parfaitement au courant de la situation — ce qui était un avantage non négligeable — et surtout il se fichait comme d'une guigne que leur « paquet » soit le général de l'armée ennemie qu'il avait lui-même combattue. Et, plus important encore : Isine appréciait beaucoup son humour bourru.

Le second homme était une femme.

Elle s'appelait Mathiele et avait une quarantaine d'années. C'était une faerie solide, robuste, taciturne, et pour ne rien gâcher c'était aussi une éclaireuse hors pair. Sans être une magicienne accomplie, elle disposait de tout un répertoire de sorts plus vaste que celui d'Isine, ce qui n'était pas très complexe. Pour le moment, elle avait le regard fixé droit devant elle, ses traits taillés à la serpe n'exprimant rien de plus qu'une patience digne d'un rocher.

Le troisième membre qui complétait l'escorte était un soldat du nom de Danil. Il était beau, jeune, blond et sa courte barbe lui donnait un air coquin qui dissimulait des capacités de combattant hors pair. Isine l'avait connu pendant ses classes et ils avaient fait les quatre cents coups ensemble. Elle aurait pu lui confier sa vie. D'aspect robuste et athlétique, c'était un faerie issu d'une famille de la noblesse en disgrâce. Il croisa son regard et lui adressa un sourire sincère en retour.

Comme les autres, il savait parfaitement où ils allaient et qui ils escortaient.

Entre eux, sous une surveillance discrète mais constante, se tenait celui pour lequel ils entreprenaient ce voyage.

Pour la première fois depuis une éternité, Dzangher était libre et monté sur son propre cheval, un hongre tacheté qui avait été choisi pour son tempérament calme et obéissant.

Enfin, libre, il ne l'était pas tout à fait.

Le matin même, avant de lui faire quitter la chambre qui avait été sa prison pendant des semaines, Isine lui avait lancé un sort qui l'empêchait de s'éloigner d'elle à plus d'une dizaine de mètres, les enchaînant par un lien magique invisible.

Il s'y était soumis sans rechigner ni faire de commentaire, mais elle avait dû s'y reprendre à deux fois pour s'assurer que le sort avait bien fonctionné, ayant rencontré une résistance inhabituelle au premier essai. Elle avait froncé les sourcils tout en testant la solidité de son deuxième lien, mais n'avait rien dit.

À présent, vêtu d'une cape de voyage en laine marron et d'un ensemble de cavalier en cuir adapté au long trajet qui les attendait, l'ancien général ressemblait à n'importe lequel de ses hommes et, planté parmi eux, son regard dérivant sur les murs de la forteresse, il était impossible de deviner qui il était.