Chapitre 26

21 7 18
                                    

Majesté ! s'écria Jeremy en pénétrant sans s'annoncer dans les appartements de la reine.

La journée était passée puis partie et la nuit déjà bien avancée quand les deux hommes avaient franchi les portes du château. Le maître espion avait aussitôt abandonné son cheval tremblant entre les mains d'un Willem tout aussi épuisé et s'était élancé dans les couloirs. Il avait slalomé entre quelques domestiques effarés — mais heureusement peu nombreux — pour atteindre les appartements privés où il savait pouvoir trouver la reine.

Les cieux en soient remerciés, elle était seule.

Sofia, première souveraine du tout puissant Nelestran, de la Volghie et joyau de Roc-Argent, leva le nez du document qu'elle était en train de consulter. Son regard réprobateur descendit sur celui qui osait se présenter chez elle aussi cavalièrement, la tenue couverte de boue et de neige fondue, malmené par des jours de voyage intenses. Ses yeux s'agrandirent quand elle aperçut la missive qu'il tenait à la main.

Sans un mot, elle demanda à Jeremy de lui remettre la lettre, ce qu'il fit d'un pas légèrement titubant (« depuis quand les murs bougent-ils comme ça ? »). Il resta debout devant le bureau de la reine, assommé par la fatigue et la pression, jusqu'à ce qu'elle lui fasse signe de s'asseoir dans l'un de ses canapés. Il se laissa tomber dedans sans aucune grâce et se prit la tête entre les mains.

Les sourcils froncés, la reine tourna et retourna la pochette entre ses doigts avant d'examiner le sceau avec soin. Puis elle fit courir son index dessus et le dissipa pour accéder à la lettre de son fils.

Elle la parcourut en un écair, ses yeux volant sur le papier, avant de la relire plus lentement.

— Ce n'est qu'un ramassis de banalités, déclara-t-elle en relevant la tête, mais au moins nous savons que le prince est viv...

Mais son maître espion ne l'écoutait pas. À moitié allongé sur le canapé, il s'était endormi, épuisé. La reine eut un sourire tendre que peu, très peu de personnes avaient eu la chance de voir sur son visage en réalisant à quel point il était allé au bout de ses forces pour être sûr de lui apporter le message à temps.

Une telle loyauté... parfois, elle se demandait ce qu'elle avait fait pour mériter ce niveau de dévouement. Tout comme Isine, même si c'était dans un autre genre.

Son caractère s'accordait bien avec celui de ces hommes et ces femmes de l'ombre, pensa-t-elle en se levant. Elle contourna son bureau et passa dans la pièce d'à côté — la chambre de la reine — pour attraper l'une de ses couvertures surnuméraires.

C'était peut-être dû à la solitude qui se liait à leurs pas comme aux siens, ou à ce besoin de sceller en elle ses propres désirs et secrets. Ou la conviction, depuis son enfance, que le monde tournait et que l'Histoire s'écrivait vraiment sur les ombres où évoluaient ces personnes ? Ces ombres dont, peut-être, elle regrettait de ne pas faire partie.

Elle recouvrit l'halfelin endormi de la couverture, s'attardant un instant sur ses traits tirés par l'épuisement et le danger, qui le faisait paraître plus que son âge. Un homme de valeur, vraiment. Quel dommage qu'il ne soit pas... Elle eut un léger soupir. Peut-être était-ce mieux ainsi.

Elle fronça le nez devant l'odeur de cheval assez intense qui émanait à présent de son canapé et décida qu'elle pourrait finir sa correspondance dans sa chambre. Elle rassembla la pile de papiers qui encombrait sur son bureau et referma doucement la porte derrière elle pour laisser à son maître espion le repos qu'il avait plus qu'amplement mérité.


Un jeu de rois et de pions 1 - Nous qui sommes des ombresWhere stories live. Discover now