Chapitre 22

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Isine et les autres s'étaient arrêtés à l'orée de la ville et observaient tout cela de loin, le flux de villageois s'écoulant autour d'eux sans les toucher.

Jamais la jeune femme ne s'était sentie si étrangère à son propre peuple qu'en cet instant.

Elle aurait dû être là, dans la foule, à apporter des bûches ou de vieux vêtements au grand feu pour favoriser le sort. Elle aurait dû rappeler à elle la mémoire de ses parents, de sa sœur, leur promettre qu'elle ne les oublierait jamais. Et puis se mettre à danser, s'enivrer de la nuit, des flammes et des étoiles jusqu'à en avoir la tête qui tournait. Danser, danser jusqu'à l'aube, danser jusqu'à l'épuisement et l'oubli.

Elle comprit que Cléa avait senti son malaise quand celle-ci glissa sa main sous sa cape pour saisir la sienne et la serrer très fort. Isine lui adressa un regard empli de reconnaissance, auquel la jeune femme répondit par son sourire si chaleureux. La lumière du feu et de la fête se reflétait dans ses yeux et les faisait briller. Elle était magnifique.

Les deux jeunes femmes se retournèrent vers le foyer sans un mot.

Mais quand son regard tomba sur la procession de ravitailleurs, Isine fronça les sourcils. Il n'était pas rare de voir des familles bâtir des pantins de paille représentant leurs démons, leurs peurs ou tout ce qu'ils souhaitaient voir disparaître, emportés au cœur de l'hiver. Mais le groupe qui arrivait arborait un symbole qui arracha Isine à la douce chaleur apportée par la présence de Cléa.

Cinq, peut-être six personnes, portaient sur leurs épaules ce qui semblait être une large porte de bois, sur laquelle ils avaient construit une marionnette maintenue debout par des baguettes. Elle tenait à la main un objet non identifiable, sceau, bouclier ou drapeau, sur lequel était par contre clairement visible le blason de la Volghie. Le même symbole était peint sur le torse de la figure de paille, qui arborait en outre un simulacre de casque volghien et ce qui pouvait passer pour épée, symbolisée par un long bâton.

Quand la jeune femme sentit Dzangher se tendre à côté d'elle, elle sut qu'elle avait vu juste.

La silhouette qu'ils observaient se rapprocher du feu à grand renfort de vivats et d'injures était celle du général de l'armée d'Arthan Vitzghar.

Lui-même.

Le corps de la poupée était transpercé de plusieurs armes simplistes et fourches de bois, rendant le message on ne peut plus explicite. Isine se demanda si elle n'avait pas fait une grossière erreur en emmenant le prisonnier ici ce soir.

Comme si cela ne suffisait pas, des enfants se mirent à lancer des cailloux et des mottes de terre glacée sur la marionnette de paille, bientôt imités par leurs aînés, parfois avec des rires, parfois avec des visages fermés et des gestes emplis de haine.

Quand la figure fut basculée à son tour dans l'immense foyer sous les vivats de la foule, Isine décida qu'il était temps de partir. Elle fit un signe à Cléa et attrapa le bras de Dzangher pour l'entraîner avec elle. Il se laissa faire sans résister, le visage dissimulé dans les ombres de sa capuche.

Le trajet de retour se passa dans un silence quasi absolu, seulement troublé par quelques tentatives de Cléa qui tombèrent à plat, suite à quoi la jeune femme choisit également de se taire.

Ils arrivèrent à la porte dérobée par laquelle ils étaient sortis du château sans que Dzangher n'ait prononcé le moindre mot ni esquissé le moindre geste qui ne lui ait pas été dicté par Isine. Cette dernière redoutait l'effet qu'avait pu avoir la scène sur son moral, et regrettait de ne pas pouvoir voir à travers sa capuche pour jauger l'étendue des dégâts. Elle soufflait quelques mots à Cléa, Dzangher toujours immobile et silencieux un pas derrière elle, quand le second espion s'avança soudain vers eux. Avant que la jeune femme n'ait pu effectuer un geste, il attrapa la capuche du manteau de Dzangher et la rabattit violemment en arrière. L'ancien général leva la tête et le dévisagea d'un air qu'Isine ne lui avait encore jamais vu. Les traits figés comme dans le marbre, il avait une stature qu'il n'avait plus eue jusqu'alors. Son regard était froid, perçant, ses pommettes hautes et son menton relevé, défiant l'homme sans prononcer un mot. Celui-ci tressaillit puis cracha à ses pieds avant de faire rageusement demi-tour pour disparaître dans les ombres.

Un jeu de rois et de pions 1 - Nous qui sommes des ombresWhere stories live. Discover now