6. Désir d'amnésie (1/3)

15.3K 1.5K 104
                                    




Exceptionnellement j'avais rangé mon Pass Navigo, infidélité au métro parisien au profit d'un Uber confortable. Le chauffeur, aimable et discret, m'emmenait au studio de Luc, un photographe avec qui j'avais déjà travaillé. C'était appréciable, loin des usagers qui polluaient mon odorat ou mes oreilles. A une exception près : la station de radio. Mais c'était un piètre détail. De toute façon j'étais repartie dans mes pensées.

Dimitri avait été dans ma classe deux années de suite : en 4ème B et en 3ème D. Un paquet de scènes du passé tournoyaient dans mon cerveau. Elles revenaient plus claires que de l'eau de roche. Il m'avait vraiment marqué car même les moments futiles émergeaient de l'oubli.

Mais là, sur la banquette arrière, c'était la première rencontre que je revivais (pour la énième fois). Un instant que je n'avais jamais oublié. Dimitri Grévois sortait du lot pour moi et ce dès son premier pas dans la classe. Il avait fait sa rentrée scolaire une semaine après nous. Pas pour des raisons particulières, il aurait pu revenir d'un pays étranger ou de vacances prolongées, mais non c'était un simple problème administratif suite au déménagement de ses parents. Pour des collégiens comme nous, cette simple rentrée en décalé d'un nouveau résident à Manèves avait quelque chose d'exotique. On voyait que Dimitri voulait se faire petit et n'aimait pas être le centre de l'attention. Pourtant il n'avait eu d'autre choix que d'attendre la fin du monologue de notre professeur principal, ses « je-compte-sur-vous-pour-bien-l'accueillir » et « tu-demanderas-à-un-élève-de-te-passer-ses-cours ». Dimitri ne baissait pourtant pas les yeux, deux billes bleues qui vagabondaient vers le mur derrière les élèves sans trouver de point d'accroche. Ses cheveux blonds tiraient légèrement vers un roux doré ; blond vénitien j'apprendrais plus tard. Peut-être qu'il avait été mon coup de cœur dès ce moment, je n'en étais pas certaine. Ou alors quelques jours plus tard, alors qu'il s'était déjà complètement intégré à la classe, grâce au cours d'EPS notamment. Il ne faisait pas encore partie des plus grands mais se défendait très bien au Basket-ball.

Immergée dans un match adolescent pendant lequel il avait marqué le panier de la victoire, mon ouïe fut attirée par la chanson anglaise qui passait sur les ondes :


I wish that I could wake up with amnesia

And forget about the stupid little things

Like the way it felt to fall asleep next to you

And the memories I never can escape...*


Un séjour à Londres pendant mes études m'avait rendu bilingue alors je comprenais tout. Les chanteurs pleuraient leur désespoir suite à une rupture amoureuse et affirmaient préférer avoir tout oublié. Cela exprimait vraiment ce que je ressentais depuis que Dimitri avait surgit du néant. Un désir d'amnésie, c'était bien là ce que je désirai. Je lançai mon application Shazam pour découvrir quel était le titre diffusé : Amnesia. Je fus surprise de voir que ce que je venais d'apprécier c'était une chanson de 5 Seconds of Summer, un groupe australien pour teenagers très en vogue jusqu'en 2015. Alors qu'elle était la prochaine étape ? Parce que clairement je n'étais pas du tout sur la bonne voie. Allais-je ressortir mes CDs de Kyo ? Je saigne encore et Dernière danse avaient été des morceaux témoins de mes émois d'adolescente. Ça n'allait pas du tout. Je me coachais mentalement :

Amanda : tu es grande, forte et indépendante. Alors maintenant tu ravales ton attitude de pauvre cruche et tu prépares un putain de beau mariage ! Parce que c'est ce que tu fais de mieux. Et un conseil pour cœur-guimauve : ferme ton clapet !

Nous étions désormais à l'arrêt. Ça n'avançait presque plus devant et quelques automobilistes klaxonnaient, plus par tradition que pour autre chose.

– Merci je vais descendre ici, gardez la monnaie.

Je réglai mon dû et m'extirpai du véhicule. Le reflet de mon autre moi sur la portière me surpris, je n'étais toujours pas habituée. Je terminai à pied les derniers mètres qui me séparaient de la rue où le studio du photographe se trouvait. Chloé et Dimitri arrivèrent en même temps que moi en bas de l'immeuble.


-----

* (traduction)


" J'aimerais me réveiller amnésique,

Avoir oublié toutes ces petites choses stupides,

Comme cette sensation lorsque je m'endormais près de toi,

Et tous ces souvenirs auxquels je ne peux échapper..."

La cerise sur la pièce montée (édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant