19. Masques (1/3)

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Le temps était suspendu. Nous nous regardâmes en souriant. Il était aussi surpris que moi, mais bien évidemment pas pour les mêmes raisons. Mon sourire était donc de façade.

Dans ses yeux, j'étais bien l'Amanda de sa jeunesse, puisqu'il avait prononcé mon nom. Pour avoir reconnu la collégienne de sa classe, il devait être physionomiste car elle se trouvait maintenant dans le corps d'une femme au visage très maquillée.

Quand je suis stressée, vraiment stressée, je peux faire n'importe quoi. Quelque chose doit péter dans les étages et je peux me ridiculiser comme pas possible. Il ne fallait surtout pas que ça me le fasse à cet instant.

Je dissimulai ma sacoche derrière-moi au cas où il la reconnaisse. Ma peur panique, c'était qu'il découvre que j'étais celle qui organisait son mariage depuis plusieurs mois dissimulée sous un faux-nez. Déjà je me félicitai intérieurement de m'être fardée comme une Barbie.

Il enchaîna plusieurs phrases :

– Tu te souviens de moi. J'avais peur que tu ne me reconnaisses pas. Je t'ai pris pour quelqu'un d'autre mais en m'approchant je t'ai reconnue. Ça fait un bail, dis donc !

Mes neurones en mode défense enclenchèrent la mission « protection urgente : Alerte générale ! ». Je décidai de me créer des tics gestuels pour le tromper puis modifiai le débit et le ton de ma voix :

– Oui, quelle surprise.

– Oui, deux manévois à Paris.

– On dirait le titre d'un film, ajoutai-je en replaçant une mèche derrière mon oreille.

Ma remarque l'amusa.

– Tu vis ici ?

– Oui.

– C'est que le monde est petit.

C'est dingue cette proximité qui s'établit lorsque nous recroisons quelqu'un de notre enfance. Dimitri était beaucoup plus enfantin dans son ton et son attitude. Et bien que nos rapports eut été très minimes, il me parlait comme si nous avions été proches. Comme si j'amenai avec moi une partie agréable de sa jeunesse et qu'il s'en délectait.

– Oh, est-ce que tu as le temps pour un café ? demanda-t-il en montrant un bar derrière lui.

Rêvai-je où bien était-il vraiment curieux de savoir ce que j'étais devenue ? Il s'engageait vers une conversation plus que polie. Son intérêt déclencha une chaleur qui se propagea dans mon corps. Mon cœur criait d'accepter, ma tête ordonna à mes lèvres de répondre :

– J'aurais adoré, mais je suis attendue, je dois prendre le métro.

Tremblotante, j'indiquai la station au bout de la rue. De toute façon, je n'étais pas actrice professionnelle, je n'aurais pas assuré mon masque si longtemps. Dimitri sembla déçu, il fit la moue, ce qui le rendit encore plus beau.

– Une prochaine fois, alors ? Laisse-moi t'accompagner au moins.

Sur ce, il se mit à côté de moi alors que j'avançais. Quel plaisir de susciter son intérêt. Ne voulant pas être prise au piège par des questions qui me mettraient en difficulté, je dirigeai l'échange :

– Alors, qu'est-ce que tu deviens ? Que fais-tu à Paris ?

J'essayai d'adopter une démarche différente. Je devais être ridicule. Mais bon, à la guerre comme à la guerre !

– Eh bien, je travaille à la Banque de France.

Il marchait avec nonchalance, sa serviette à la main, l'autre dans sa poche. Loin de l'homme tendu qui décrochait au téléphone ou qui se soumettait aux exigences de sa future femme.

– Ah oui ?

– Oui, je sais, moi et les calculs, ce n'était pas le grand amour.

Le grand amour... Merde, réveille-toi Amanda, c'est à toi !

– Tu avais de bonnes notes quand même.

– Tu t'en souviens ?

Si tu savais tout ce dont je me souviens, tu serais flippé...

– Comment oublier les cours de madame Sautrec ?

– Bien vu. Oh, là, là, ça remonte à loin maintenant tout ça.

Nous étions déjà à la moitié du chemin. J'avais ralenti l'allure, tiraillée entre mon envie de poursuivre avec lui et l'impatience de sortir au plus vite de ce plan qui risquait de compromettre tout. Heureusement que dans l'action, je n'avais pas de recul pour réfléchir à toutes les conséquences. Autrement je me serai liquéfiée.

– Et toi, alors ?

Il s'était retourné vers moi. Ses yeux avaient observé les miens puis s'étaient posés sur ma bouche avant qu'il ne détourne le regard. N'était-ce pas un signe de son désir ?

– Oh, je... suis assistante chez un photographe, hasardai-je.

Luc serait un bon alibi s'il cherchait plus loin. De toute façon, plus que deux minutes nous séparaient de la fin de notre conversation.

– Super, c'est chouette.

– Oui, oui, très.

– Et alors, est-ce que tu as une petite famille ?

Question piège. Première vraie question intime, le sujet qui l'intéresse.

Un chat, ça compte, n'est-ce pas ?

– C'est indiscret, excuse-moi, répliqua-t-il voyant que j'étais en proie avec mes pensées.

– Non, et bien... je suis en couple mais je n'ai pas encore d'enfant, peut-être plus tard, mentis-je sans trop savoir pourquoi.

Ou plutôt, je l'éloignai à la fois de la wedding planner et de moi-même. Avec toute l'objectivité du monde, Dimitri ne posait pas cette question par hasard, même si c'était plus ou moins inconscient.

– Oh, bien, bien...

Il sembla méditer sur ma déclaration.

– Et toi ?

– Moi aussi. Et... je vais même me marier.

Nous nous étions arrêtés devant les marches qui menaient au couloir souterrain. Il avait énoncé ça d'un air moins enjoué. Il me donna l'impression d'avoir lâché cette info contre son gré, parce que je lui avais dit que j'étais en couple.

Nous nous regardâmes. Mais je ne pus pas soutenir son regard. Tout ceci ne me plaisait pas et sentait la trahison. Je n'arrêtai pas de me dire : s'il savait !

– Félicitations. Je suis désolée, il faut vraiment que j'y aille.

– Ça m'a fait très plaisir de te revoir. On se prendra un café, je t'appelle. Tu peux me laisser tes coordonnées ?

Je notai un faux numéro sur une feuille de journal, les entrailles nouées. Dans ma tête, j'étais dans la même émotion que Meryl Streep dans le film Sur la route de Madison : c'était la scène de l'adieu, la scène où elle renonçait au grand amour par peur de faire souffrir les autres.

– Super, dit-il en reprenant son papier. Bonne soirée et à bientôt.

– A bientôt.

Je tournai les talons pour m'engouffrer dans la bouche de métro. Un dernier coup d'œil en arrière confirma qu'il ne bougeait pas et me suivait du regard. Enfin, il disparut de mon champ de vision.

La cerise sur la pièce montée (édité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant