Chapitre 2 (suite)

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***

Jusqu'au petit matin, je ne réussis pas à dormir. Je me pose mille questions sur mon éventuel départ et sur la confidence d'Agnès. D'un côté, je suis un peu paumé, inquiet par l'annonce imprécise de Paco et de l'autre, j'appréhende de me retrouver en présence d'Agnès. Au début, j'ai pensé que c'était une nouvelle technique qu'elle testait pour me faire perdre mes moyens au Brevet blanc d'histoire. Je la sais capable de tout pour avoir de meilleurs résultats que moi. Pourtant, j'espère qu'il s'agit réellement d'un reproche masqué qu'elle s'autorise à me révéler par peur que je ne déserte le haras.

À aucun moment, au petit-déjeuner ou durant le trajet en bus, nous n'avons l'occasion de pouvoir échanger au sujet du petit papier. Agnès pose parfois sur moi ses yeux interrogateurs. Je prends soin de l'ignorer, trop troublé par des sentiments inexplorés que je ne saurais lui avouer. Je perds le contrôle de mes pensées quand elle est dans les parages, elle prend de plus en plus d'espace dans ma tête. Je m'oblige à cesser de rêvasser et choisis de me concentrer sur l'épreuve que je veux réussir, mais c'est plus fort que moi, mon regard s'égare dans sa direction. Je me souviens alors que nous sommes en compétition jusque sur les bancs de l'école et je dois me battre pour la première place.

Le collège n'est pourtant pas un endroit que j'apprécie. Il est pour moi source de stress. J'ai longtemps été la risée des autres élèves à cause de mes lacunes et de mon accent. Contrairement à Tito qui n'a jamais fait d'efforts pour s'élever, j'ai rapidement compris que pour être accepté, il fallait rentrer dans un moule. J'ai donc mené un vrai combat pour gommer tout ce qui représente mon passé, à commencer par ma façon de parler. Terminés les formules grammaticalement incorrectes et le vocabulaire mi-espagnol, mi-gitan de cette langue à la tonalité chaleureuse et animée. Finis l'attitude décontractée et voûtée, les gestes démesurés, parfois outranciers, les grimaces et insultes à tout-va qui accompagnaient si bien les paroles de mon enfance. Désormais, je pèse chaque mot, chaque phrase, chaque locution ; je m'exprime le moins possible en collectivité, la pression d'un public important est pour moi encore trop difficile. Les traits austères et impénétrables de mon visage suffisent à me faire comprendre.

J'ai également adopté le code vestimentaire du collège prisé dans lequel je suis inscrit : chemise, pantalon bleu marine et chaussures de ville. Cet aspect n'est pas sans me déplaire, je me suis laissé embourgeoiser et j'admets apprécier ce qui est beau et luxueux. Bien que ne sachant absolument pas ce que je ferai plus tard, j'ai une conviction, je serai riche.

Tête baissée et déterminé, je me suis jeté dans le travail pour gommer les carences que j'avais. Hors de question pour moi de me sentir inférieur face à ces nantis. Vanessa ne m'a pas laissé tranquille une seule fois. Contrairement à Tito qui se moquait de progresser, elle me reprenait sans cesse à chaque mot, chaque intonation, chaque devoir pour atteindre l'excellence et aujourd'hui je suis fier de me fondre parmi les meilleurs. Mon unique regret est de ne pas pouvoir changer mon nom de famille, tellement connu dans la région pour des antécédents que je préfère mépriser. J'aurais tant souhaité me séparer de cette marque d'appartenance à un monde qui m'est désormais totalement étranger.

Avec assurance, Agnès entre sans m'attendre dans la cour emplie d'élèves. Nous sommes proches au haras, mais au collège chacun fait sa vie et a son propre groupe d'amis.

— Oscar ! Ça va, vieux ? m'accueille Stanislaw, surnommé Stazek, devant le portail anthracite en fer forgé.

Le grand blond, adossé de manière décontractée contre le mur en pierre du bâtiment ancien, me fait signe pour que je le rejoigne. J'ai à peine le temps de le saluer quand je reconnais la tignasse noire et ébouriffée de notre compère Karlo qui s'avance vers nous dans l'allée de platanes ornant le parc de l'école. Nous formons depuis la sixième un trio de reclus. Un gitan, un Polonais et un Espagnol, quelle belle diversité d'immigrés ! Je suis satisfait de cette amitié, nous avons réuni nos forces pour survivre dans la jungle des petits bordelais nantis. Nous nous comprenons et partageons beaucoup de points communs, même si aucun de nous ne se confie sur son passé.

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant