Chapitre 10 (suite)

1K 139 54
                                    

***

Depuis plusieurs jours maintenant, Loupapé travaille sur cette fichue moto qui tarde à fonctionner. Avec pour bruit de fond la radio qui diffuse la musique des années yéyé qu'il affectionne, les paroles et attentions qu'il a pour moi me rassurent et m'apaisent. Il réussit même à soulager l'anxiété qui me tenaille depuis que Bastian m'a coincé. Il me dompte avec habileté, comme il l'a fait quelques années plus tôt au moment de mon arrivée au haras, lorsque j'étais un petit animal sauvage, sans repères, perdu et déraciné.

La tête enfouie dans le cadre de ma bécane, il fredonne un air qui m'est inconnu. Je le regarde s'appliquer sur le moteur, à tenter de retirer un cache qui lui résiste.

— Je l'ai eu ! Passe-moi le dégrippant maintenant, s'il te plaît !

Je lui tends la bombe que j'avais dans la main en prenant soin de l'agiter. Il asperge de manière grossière le métal, puis débloque la bougie en forçant d'un coup sec avec sa clef. Fier de lui, il la jette sur le carton et me lance comme si de rien n'était :

— Pierrot ne s'en sort pas avec les écuries, il cherche un palefrenier pour le seconder le soir.

Une fois de plus, avec ingéniosité, il réussit à deviner ce dont j'ai envie, ce que je n'arrive pas à lui avouer : trouver une excuse pour venir traîner au haras de façon régulière et quémander de l'aide. Loupapé est malin, je sais pertinemment qu'il a raison : j'ai une place dans cette famille. Je refuse pourtant de l'occuper, c'est terminé, je ne peux plus me raviser. Je dois avant tout découvrir la cause de la mort de mes parents.

Il pointe l'embout du souffleur à air comprimé dans la cavité. Le temps de dégager toutes les impuretés qui pourraient tomber dans le cylindre, il se tait avant de reprendre de plus belle :

— La bougie neuve, s'il te plaît ! Maintenant que ton bolide va rouler, tu vas avoir besoin de monnaie pour te payer le plein ! Tu pourrais proposer ta candidature. Pierrot aurait quelqu'un sur qui il peut compter, qui connaît déjà le boulot ainsi que tous les chevaux, et toi, tu gagnerais de l'argent de poche...

Il est certain que si je pouvais éviter de dépendre de Paco ou de mon oncle, cela m'arrangerait, et surtout, j'aurais une excuse pour voir Agnès quotidiennement. Nous n'avons pas eu un seul moment en tête-à-tête depuis notre baiser, trois jours auparavant.

Les travaux sur la moto touchent à leur fin et il met le paquet aujourd'hui, tant sur la réparation que sur les mots. Je sens qu'il ne veut pas que je disparaisse à nouveau. Je n'ai pas spécialement besoin de répondre. L'écouter m'énerve un peu, car je n'aime pas que l'on me donne des ordres ni des conseils. Cependant, Loupapé m'apporte des solutions et c'est plutôt agréable.

— Avec ta moto, tu vas être autonome. On doit bien pouvoir s'arranger pour ton brevet et trouver un moyen afin que tu entres au lycée. Tu avais de très bons résultats. Le soir, tu passeras ici pour filer un coup de main pendant une heure ou deux. Tu peux venir également les week-ends si tu veux gagner plus. Mais, Oscar, l'instruction, c'est important ! Ne gâche pas tes chances et tout le travail que tu as fourni ces dernières années.

Avoir le baccalauréat, faire des études, accéder au savoir, c'est tout le contraire de mes racines et rien que pour être supérieur à mon cousin et ne pas lui ressembler, une force m'envahit et me donne le courage d'y aller.

— Je vais parler à Pierrot dans ce cas !

— Ce n'est peut-être pas le bon moment, avec ton œil !

Je l'évite depuis que j'ai ce fichu coquard et Loupapé l'a remarqué. J'ai l'impression qu'il devine tout ce que je ne lui dis pas.

— Allez, essayons une nouvelle fois ! Appuie sur le kick ! m'ordonne le grand-père pendant qu'il ouvre l'arrivée d'essence.

À la fois excité et nerveux de toucher enfin au but, je monte en selle pour déplier la petite pédale, puis me lève pour l'enfoncer d'un grand coup. La première tentative s'avère infructueuse, je réitère à nouveau l'opération, encore et encore. Ce dernier geste se révèle être un peu trop brutal, mon pied dérape et je me broie le mollet contre le métal. Je râle en m'ordonnant de rester calme et concentré tandis que Loupapé se moque de moi. Je l'ignore et recommence illico malgré la douleur que je ressens. Pour ma plus grande joie, le moteur ronfle enfin et le vieux aussi content que moi, se penche pour le contrôler.

— J'y vais ?

— Attends !

Il saisit la poignée d'accélérateur et l'active à plusieurs reprises pour vérifier que tout fonctionne. L'engin ronronne avec perte et fracas sous le regard satisfait du grand-père qui me met une tape sur l'épaule, puis me fait signe du pouce pour me donner son feu vert et suggère :

— Bon, tu vas rouler un peu dans la cour, on ne sait jamais, si elle tombe en panne, que tu n'aies pas trois kilomètres à faire pour rentrer.

Tandis que je relève la béquille, je n'arrive pas à croire que cette foutue bécane avance. Terminées les heures de marche pour venir jusqu'ici et finis les après-midis à tourner en rond au terrain. Cette moto est le gage de ma liberté.

C'est la première fois que je conduis un engin pareil, mais Loupapé m'a expliqué comment ça fonctionne. En passant la vitesse, j'accélère à peine pour ne pas partir trop précipitamment et je m'oriente, poursuivi par Mercutio aussi surpris que moi, vers l'allée du domaine. Mis à part les amortisseurs qui sont un peu durs et qu'il faudrait graisser, tout a l'air de marcher correctement.

En roulant, les cheveux dans le vent, je me sens libre. Toute la pression des derniers jours retombe, je n'ai plus de contraintes, je pilote seul ma moto, sans entraves. Je suis heureux, j'accélère, puis je freine assez sèchement, quelques cailloux sont projetés derrière moi. Je fonce droit devant, au milieu des enclos où les chevaux s'affolent à cause du bruit de moteur. La fumée et l'émanation, qui sortent du pot d'échappement, titillent mes narines de manière désagréable. J'en fais abstraction, le plaisir de conduire est trop grand.

Lorsque je me décide enfin à rentrer, je vois au loin la silhouette de Loupapé qui m'attend, impatient devant la porte de l'atelier.

— Tu es parti trop vite, je n'ai même pas eu le temps de te le donner, dit-il en me tendant un casque tout neuf.

Je suis très touché, un peu embarrassé, qu'il ait pensé à ce détail. Je baisse la tête vers le sol pour éviter ses yeux pleins de gentillesse et de fierté. Si j'avais dû choisir un grand-père, j'aurais souhaité que Loupapé occupe cette place.

Je le remercie ardemment, mais je ne peux m'empêcher d'ajouter :

— Dès que j'ai du travail, je te rembourse tous les frais !

— Il n'en est pas question !

J'y tiens vraiment pourtant, je ne veux rien devoir à personne ni dépendre de qui que ce soit. Acquérir chaque chose, accomplir de mes propres mains, être considéré pour mes actes est ce que je désire au plus haut point.

Nous sommes interrompus par Agnès qui me fait signe de manière discrète dans le dos de son grand-père pour que je la rejoigne dans le box de Lucrèce. Loupapé s'en rend compte et me fait les gros yeux. Je ne sais pas si c'est à cause de ce que je viens de dire ou parce que je me précipite vers Agnès que je ne souhaite pas faire attendre plus longtemps. Je choisis de ne pas m'en préoccuper et lui tourne les talons, impatient de suivre mon amie. Nous nous asseyons autour des chiots.

— Ils changent à vue d'œil ! remarque celle pour qui je me consume au moindre regard.

— Ils grossissent...

Je n'ai rien observé de plus, depuis le début de la semaine. Je suis plus obnubilé par Agnès que par les chiens, j'ai très envie de l'embrasser encore, mais la présence de Loupapé pas très loin me refroidit.

— Ton père rentre bientôt ?

— Je l'attends pour soigner Darkness.

— Je dois lui parler au sujet du palefrenier qu'il cherche, mais peut-être devrais-je reporter cet entretien à demain, à cause de mon coquard...

Agnès se lève d'un bond.

— Si ce n'est que ça, j'ai une idée ! Je reviens...

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant