Chapitre 7 (suite)

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***

Je pousse cette putain de moto plus lourde qu'une tonne de plomb depuis plusieurs heures sur les petites routes de campagne que Paco m'a indiqué. Obligé de me ranger dans l'herbe du bas-côté à chaque voiture qui me frôle en klaxonnant, je ne profite même pas du paysage estival, des arbres fruitiers dans les champs, des bosquets de mûres dans les fossés et encore moins des prés recouverts de marguerites. Le dos fracassé, les bras complètement engourdis par l'effort, je trace droit devant, avec la seule volonté de retrouver le havre de paix qu'est le haras, sans oublier Agnès, bien entendu.

Lorsque j'aperçois l'immense portail en fer forgé ouvert devant moi, mon cœur s'emballe et je ne peux m'empêcher d'afficher un grand sourire satisfait. J'entends un chien aboyer avec férocité, car il ne m'a pas encore reconnu. J'émets un sifflement puissant à son intention en poussant ma moto désormais avec entrain, pressé d'avancer à nouveau. Elle est de plus en plus lourde, les pneus se sont dégonflés malgré l'air que Paco avait pris la peine de leur injecter avec son compresseur, juste avant mon départ. J'ai hâte de pouvoir me délivrer de ce poids.

Mercutio tourne sur lui-même en produisant des petits grognements, il me fait sa danse de la joie, ce qui me donne envie de me rouler dans l'herbe avec lui pour partager ce plaisir de le retrouver. Inquiet de ne pas voir le duo au complet, je m'adresse au mâle :

— Elle est où Lucrèce, hein ?

En entendant ma voix, le chien aboie, la queue battant à tout rompre et les oreilles inclinées en avant. Je ne comprends pas que la femelle ne l'accompagne pas, alors je l'appelle plusieurs fois en avançant. La bâtisse imposante et immaculée se dresse enfin devant moi dans toute sa splendeur. Je voudrais lui crier qu'elle m'a manqué, mais je ne souhaite pas passer pour un fou au cas où Agnès serait là.

Je longe la grande pelouse coupée rase, toujours suivi par le chien. La moto est encore plus difficile à pousser dans les petits gravillons blancs. Des gouttes de sueur glissent sur mon front, j'ai chaud et suis exténué. Au bout de l'allée, je tourne vers les écuries et m'arrête devant la porte de l'atelier qui par chance est grande ouverte.

— Oscar ! Quelle bonne surprise ! me lance le grand-père d'Agnès en s'essuyant les mains sur un vieux torchon tâché de cambouis.

Loupapé, le père de Pierrot traîne toujours dans le domaine. Je savais qu'en amenant ma moto jusqu'ici, je pourrais compter sur lui. À la retraite depuis des années, il rend de menus services à son fils en bricolant à droite et à gauche, les clôtures endommagées par les chevaux ou par l'usure, l'ancienne fourgonnette qui nécessite un peu d'entretien mécanique ou les bâtiments qui ont besoin d'être rafraîchis. Depuis la mort de sa femme, il vit seul dans la maison qu'occupaient autrefois des gardiens, à proximité des écuries.

— Bonjour, Loupapé ! dis-je en dépliant la béquille de mon bolide.

Je m'avance vers le vieux bourru pour l'embrasser. Il m'ébouriffe les cheveux avec affection en signifiant que j'ai encore grandi, puis me demande comment je vais. Dans un haussement d'épaules, je change de sujet pour éviter de lui dire ce que j'ai sur le cœur, avouer que je regrette un peu d'être parti, que le haras me manque et que j'ai surtout très envie de revoir Agnès...

— J'ai une moto, mais elle n'est pas en très bon état !

— Et tu as pensé à ton Papé pour te filer un coup de main ?

Je lui souris en guise réponse. Cette moto est l'excuse que je cherchais depuis des semaines pour revenir ici et tâter le terrain. Le grand-père caresse mon visage avec affection avant de se pencher vers la bécane. Il presse les pneus en grommelant, puis fait la grimace et se baisse pour détailler le moteur. Il débranche quelques fils et me donne enfin son diagnostic :

­— Y a un sacré boulot de décrassage à faire. Elle n'a pas roulé depuis quand ?

— Plusieurs années probablement !

— Ça ne peut pas être pire que le tracteur tondeuse de Pierrot... On va lui faire un bon nettoyage, un graissage, changer le filtre et les chambres à air... Commençons par la démonter pour faire un état des lieux de tout ce qui est foutu ! Va me chercher ma caisse à outils et un vieux carton pour ne pas souiller le sol !

Plutôt sombre et simplement éclairée par une ampoule qui pend au bout d'un fil électrique, l'atelier est une véritable caverne d'Ali Baba. Un mur entier est recouvert d'outils dont les contours ont été tracés afin de savoir où les ranger. Tout est bien en ordre et je n'ai pas de mal à trouver la mallette rouge aux taches de rouille posée sur l'établi.

— Je n'ai pas vu Lucrèce en venant...

— Ah ! Elle est à l'intérieur... m'indique-t-il sans s'étendre.

— Et y a personne ?

Ma question est largement orientée sur l'éventuelle présence d'Agnès, mais dite ainsi, il ne peut pas s'en douter. Le haras semble vide. Loupapé, toujours concentré, secoue la tête de manière négative. Il défait quelques boutons de sa chemise à carreaux et remonte ses manches en me répondant :

— Comme tu le vois, il n'y a que le vieux gardien du domaine...

Je ressors avec la caisse et un carton plat, sur lequel nous installons la moto. Le grand-père s'agenouille en grognant, ouvre sa mallette et y choisit avec minutie clés et tournevis. Ensuite, penché sur le moteur, m'expliquant chacun de ses gestes, il commence à la démonter pièce par pièce.

Malgré son visage strié par quelques rides et le peu de cheveux qu'il lui reste, tous plus blancs les uns que les autres, Loupapé demeure une force de la nature. Grand et encore très musclé, il m'impressionne, même si j'ai toujours eu beaucoup d'atomes crochus avec lui. En dépit de son humeur parfois maussade, il m'a rendu de nombreux services et je l'apprécie beaucoup. Quand j'attendais, quelques années plus tôt, en pleurant devant l'immense portail en fer forgé, il venait me chercher en tracteur et me laissait le conduire, ce qui avait le don de me faire oublier tout mon chagrin.

Alors que nous sommes concentrés sur notre tâche, les mains baignant dans l'huile, j'entends enfin le son des sabots qui claquent sur le sol. Mon cœur tressaille, mon être se charge d'intensité, je perds tout intérêt pour ma moto, obnubilé par la silhouette qui arrive vers nous.

Avançant crescendo d'un pas lent et régulier, Darkness s'approche de moi dans toute sa magnificence. Lorsqu'il passe la grande porte de l'écurie, sa robe noire brille sous les rayons du soleil.

Elle est là, si fière et droite sur sa monture qu'elle dirige vers moi. Maintenant à contre-jour, je ne distingue que son ombre coiffée de sa bombe vissée sur sa tête. Elle me sonde et je retiens mon souffle pour ne pas perdre une miette du spectacle qu'elle m'offre. Tous les superlatifs ne suffisent pas à décrire l'étalon racé et sa cavalière qui se postent devant moi, me regardant de haut.

Nous nous dévisageons de longues minutes avant qu'elle ne rompe enfin le silence, me lançant avec dédain :

— Tiens, un revenant !

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant