Chapitre 20

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Le matin, au lever du jour, je refuse de me réveiller et surtout, je ne désire pas me libérer de l'étreinte d'Agnès. Nous avons dormi enlacés l'un contre l'autre et profitant de ce peau à peau délicieux. Je dépose sur son front une multitude de petits baisers tandis que son souffle chatouille mon cou. Elle ouvre un œil lorsque je dessine du bout des doigts les courbes parfaites de son corps, partant de sa nuque pour descendre jusqu'en bas de son dos. Au moment où Agnès souhaite se lever, je resserre mon étreinte et la retiens de toutes mes forces, en aucun cas, je ne veux la laisser une nouvelle fois me filer entre les pattes, cela me fendrait le cœur, je ne le supporterai pas...

— J'ai vraiment besoin de me préparer, Oscar ! me supplie-t-elle, en riant.

Au fond de moi, je sais que si je cède, tout le charme de la nuit va disparaître et nous allons devoir affronter la réalité. Mon amour pour elle est toujours intact, mais je me rends bien compte du fossé. Je ne suis qu'un petit gitan alors qu'elle s'est transformée en parfaite bourgeoise. Agnès a sans cesse vécu dans l'opulence, dans un univers où l'on ne manque de rien. J'ai bien conscience qu'elle ne pourra jamais s'adapter à mon monde, celui de la basse société. Je dois m'élever jusqu'à elle, devenir quelqu'un d'important, capable d'assouvir ses moindres volontés, tous ses vœux de fortune. Notre amour est fragilisé à cause de ma condition sociale. J'ai toujours été ambitieux, je souhaite m'ériger, être riche et puissant et je sais que si je désire convoiter Agnès, je dois redoubler d'efforts et trouver très vite une solution.

J'ai si peur qu'elle découvre que je suis ce petit bon à rien dont parlait son père : ce gars sans diplôme qui bosse dans les arbres pour gagner quelques francs et qui arrondit ses fins de mois avec du chapardage et de menus cambriolages.

— Je mange au haras à midi, j'ai plutôt intérêt à ne pas être en retard, si tu vois ce que je veux dire... S'il te plaît, laisse-moi me préparer.

Ses yeux, aux sourcils finement dessinés, m'envoient des messages de supplications. Je soupire de manière excessive pour lui montrer ma désapprobation et pour me consoler, elle dépose un ultime baiser sur ma bouche, beaucoup moins passionné que cette nuit. La partie est terminée, nous sommes dans la vraie vie. Je la libère afin qu'elle vaque à ses occupations. Pendant ce temps, je rassemble mes affaires en essayant de préparer un discours pour la suite.

Lorsqu'Agnès ressort de la salle de bains, je la trouve plus élégante que jamais. Pourtant, une ombre se dessine petit à petit autour de nous. L'heure de la séparation va bientôt sonner et l'angoisse inonde tout mon être. Je ne peux m'empêcher de me renfermer sur moi-même, comme un cadenas qui se verrouille. Je serre les dents et cherche mes cigarettes pour pallier au courant nerveux qui envahit tout mon corps.

— Y a du café dans la cuisine, si tu veux... me propose-t-elle de manière attentionnée.

D'un signe de tête, je refuse, préférant m'allumer une clope pour tenter de me détendre, tellement la pression me submerge. J'ai la gorge nouée et n'ose plus la regarder dans les yeux.

— Si c'est bon pour toi, on peut y aller, je vais te raccompagner !

Je coince ma cigarette entre mes lèvres et saisis mon blouson pour l'enfiler tandis qu'Agnès revêt un superbe manteau rouge qui lui sied à ravir.

Sur le chemin du retour, nous échangeons peu de mots. J'ai la sensation qu'elle regrette cette nuit et cela me tord les tripes. Je sens bien qu'elle est perturbée de se rendre au haras et de revoir ses parents. Nos retrouvailles imprévues viennent désorganiser tous ses plans et ses projets d'avenir. Je n'arrive pas à lui faire part de mes craintes ni de ce que je ressens vraiment, j'ai peur qu'elle m'envoie balader.

Il pleut à torrents lorsqu'Agnès se gare au croisement de la croix blanche, à proximité du campement, nous enlaçons nos doigts et échangeons enfin un regard. Je découvre qu'elle est aussi triste que moi.

— On fait quoi, maintenant ? demande-t-elle inquiète.

— Je n'en sais rien...

Le silence apparaît à nouveau, lourd comme la pierre, chargé de soupirs et d'appréhension. Je sens bien qu'Agnès est de la même manière que moi, prisonnière de ses pensées, mais également de sa condition sociale, de son éducation et de la leçon que ses parents ont dû lui rabâcher pendant des mois.

— Tu sais où j'habite maintenant, si tu souhaites passer... propose-t-elle dans un dernier élan.

— J'ai pas de voiture et ma moto n'est pas assurée, je ne fais pas de grand trajet avec  !

Le monde nous sépare, nous en veut de nous aimer. Je suis plus motivé que jamais pour détruire ces satanées barrières qui nous déchirent. Je vais gravir les marches quatre par quatre, j'ai trop longtemps été passif. Je me suis toujours remis en question, désormais je vais agir. J'ai toutes les cartes en main. Je décide de lui donner rendez-vous :

— Je serai vendredi et samedi au Puma...

— D'accord, on se retrouve là-bas ! Je dois y aller...

Nous nous embrassons interminablement avec passion, avant de me résoudre à la laisser partir.

En arrivant sur le terrain, j'ai beaucoup de mal à redescendre sur terre. Je file vers ma caravane où j'ai envie de m'enfermer pour revivre cette nuit à l'infini, mais si je dors toute la journée, il me sera impossible de fermer l'œil ce soir.

Je choisis d'emprunter ma moto, et suivit de Diabla, je fonce sur les chemins de forêt. Je sais quoi faire maintenant, tout est clair ! Je me suis toujours plié aux règles à la fois du haras et du terrain. Mais c'est révolu ! Je vais reprendre mon destin en main et plus rien ne m'empêchera d'avancer.

La semaine n'en finit plus, mais rien n'entache ma gaieté et quand arrive enfin vendredi, je me rends serein au Puma, persuadé qu'Agnès va m'y rejoindre.

Dans le coin VIP, attablé avec mes deux amis, enchaînant les verres et les cigarettes, je l'attends toute la nuit. Plus le temps passe et moins j'y crois, elle ne vient pas. Ni ce soir ni le lendemain. Encore moins les week-ends suivants. Cela m'angoisse et me ronge. Je ne pense qu'à elle. Je lui cherche des excuses et cela me blesse, me fait si mal. Je pourrais trouver un moyen de me rendre chez elle à son appartement, mais je n'ose pas faire le premier pas. J'attends au bord du désespoir un signe de sa part. Je suis fort déçu, même si au fond de moi, je songe que je ne la mérite pas. Il faut que j'accepte la vérité, cela ne sert à rien de me voiler la face, notre amour n'est pas assez puissant devant la richesse, le pouvoir et le poids de sa famille.

Au lieu de me décourager, j'ai encore plus la volonté de réussir. Je veux leur prouver à tous qui je suis et je choisis de me consacrer à mes petites affaires illégales. Soutenus essentiellement par Tito, nous augmentons nos cambriolages en visant des maisons de secondaires, fermées hors saison. Je me nourris de rage pour accomplir l'impossible.

À la fin du mois, comme à son habitude, l'oncle passe en revue les recettes de chacun. En soirée, à l'heure de l'apéro, il nous reçoit tous à tour de rôle pour lui régler nos dettes.

Assis dans son fauteuil en rotin, attablé au centre de la grande salle, il fume son cigare à l'odeur pestilentielle. Vêtu d'un vieux marcel déchiré à l'encolure, il porte une grosse chaîne en or avec une plaque qui pend sur le calepin dans lequel il note tous ses bénéfices. Son chapeau posé à côté de lui, il m'attend de pied ferme. Je m'installe face à lui, raide dans ma chaise. Sans le quitter du regard, je sors de ma poche un billet de cinquante francs et le lui tends. Il ricane de sa voix imposante, laissant entrevoir ses dents jaunies, avant de le saisir pour le passer sous sa moustache et en sentir l'effluve.

— Et le reste ?

— C'est tout !

Il éclate de rire et pose son cigare dans le gros cendrier, puis il fait tourner sa chevalière autour de son annulaire.

— Il en manque un paquet... me reproche-t-il.

— Possible, mais t'auras pas plus !

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant