Avant de venir voir Hatem, Eve sortait tout juste de chez Barbara David. Et si elle était aussi contrariée ce n'était en réalité pas à cause de ce qu'elle lui avait confié, bien au contraire, mais en raison de ce qu'elle n'a pas pu lui dire.
La séance était terminée, un autre patient attendait, Eve ne pouvait se permettre de rester une heure de plus pour tout raconter.
Barbara en était d'ailleurs aussi contrariée que la jeune femme mais son professionnalisme l'empêcha de trop le montrer.
Eve a enfin réussi à s'ouvrir, et pour la première fois de sa vie un poids lui a été enlevé. Mais il y a encore tellement de chose en elle, tellement de mots qu'elle n'a pas eu le temps de sortir et qui sont désormais piégés sur sa langue.
Les deux femmes se sont mis d'accord pour caler exceptionnellement un rendez-vous le lendemain même, sachant que ni l'une ni l'autre ne tiendrait une semaine d'attente complète.
Eve a hésité à en parler à Hatem. Elle voulait tant se libérer qu'elle a faillit s'y risquer, mais a su se retenir au dernier moment, choisissait finalement de l'embrasser pour soulager ses plaies.
Barbara est une professionnelle, c'est son métier d'entendre ce genre d'histoire. Hatem lui n'a rien demandé, alors pourquoi se déchargerait-elle sur lui?
Bien sûr si elle lui demandait il dirait aussitôt qu'elle n'a pas hésité, qu'elle peut tout lui dire. Mais Eve sait parfaitement qu'il ne la regarderait plus jamais de la même façon après ça. Il la verrait comme une jeune femme brisée, une victime, un martyr peut être même. Et ça il en est hors de question, elle ne le supporterait pas. Elle ne peut pas se résoudre à accepter de voir cette lueur de pitié dans ses yeux. Ce serait encore plus douloureux que de tout garder en elle.
Il n'y a qu'à Barbara qu'Eve est désormais prête à livrer ses démons.
Mais elle se demande bien ce qu'il se passera une fois que ceux ci seront délivrés...
-Alors nous revoilà...
-Nous revoilà.
Barbara prend son calepin et son stylo et retrouve sa page de la veille avant de plonger son regard dans celui de la patiente:
-Prête à continuer?
Eve hoche la tête.
C'est dur, mais une fois les horreurs sortis de sa bouche le pire sera derrière elle, et elle pourra enfin essayer de vivre.
-Hier vous m'avez dit... vous m'avez dit que ce vous m'avez raconté n'était « qu'un avant-goût de l'Enfer ». Alors que s'est-il passé lorsque le père de ce jeune homme vous a surpris dans la grange? Pourquoi dites vous qu'il ne vous a pas sauvé sachant que grâce à ça son fils ne vous a pas violée?...
La psychologue a conscience de la dureté des mots qu'elle articule. Ces mots horribles.
Eve n'avait que quatorze ans. Ce n'était qu'une jeune fille sortant à peine de l'enfance.
Qu'a-t-elle subit? Qu'a-t-elle vécue d'encore plus atroce que la maltraitance de ses parents? Le monde sectaire dans lequel elle a vécu jusqu'à sa majorité? Le viol qu'elle a faillit subir de la part d'un garçon de dix-sept ans?...
Barbara a beau être une psychologue aguerrie, elle n'en reste pas moins humaine.
L'imagination est encore parfois plus cruelle que le réel, et ne pas savoir l'a torturée sans relâche.
Eve n'a pas fermé l'œil de la nuit.
Barbara non plus.
Le passé hante le présent. Il est temps de le libérer si le futur veut être en paix...
