55. ESTIA

51 8 15
                                    

Only love, Jordan Smith.

DEUX SEMAINES S'ÉTAIENT ÉCOULÉES depuis que Laïa et Phoebe avaient disparu. Estia s'était sentie anéantie quand l'annonce du décès de la seconde lui avait été appris par les parents de l'adolescente. La jeune fille avait peine à croire que sa mort fut réelle, mais c'était pourtant le cas.

La version officielle était que les rebelles la conservaient comme otage et l'avaient abattue dans le but de faire reculer les policiers. Il était évident qu'il n'en était rien, et que c'étaient ces mêmes forces de l'ordre qui avaient tué l'adolescente. Estia, cependant, ne pourrait jamais connaître le fin mot de l'histoire.

Quant à Laïa, elle rencontrerait du succès dans le programme d'élites, et partagerait son temps avec des cours particuliers ainsi qu'une fonction mineure dans la Tour Verte. Encore une fois, Estia n'était pas sûre que ce fut là toute la vérité. Qu'est-ce qui lui disait qu'elle n'était pas morte, elle aussi ? Qu'elle n'avait pas été envoyée dans ces dits souterrains ? Qu'elle n'était pas maltraitée ?

De plus en plus, elle devenait consciente de la société de menteurs dans laquelle elle vivait. Dans laquelle tuer impunément, puis mentir sur la mort de personnes innocentes, était chose courante. Dans laquelle exploiter des individus pour faire fonctionner un pays corrompu était une décision assumée. Dans laquelle sortir du rang était un crime.

Le 25 juin dernier, Estia avait assisté, avec ses parents, aux obsèques de sa tante Elisa. Avant d'être la cheffe des Éternels, la femme était surtout la chancelière de l'Arcade. Néanmoins, les dirigeants avaient jugé que son statut de dirigeante des rebelles était une information inutile, sinon dangereuse. De ce fait, les circonstances de sa mort étaient restées floues, évoquant simplement une crise cardiaque, alors qu'Elisa avait un cœur en excellent état.

Lors de la cérémonie, organisée dans l'Arcade, à Arlet, ville où la femme avait vécu l'entièreté de son exil, Estia et ses parents étaient les seuls arborant des cheveux bleus — hormis une poignée de membres du gouvernement qui avaient fait le déplacement, soit pour véritablement honorer la mémoire d'Elisa, soit pour s'assurer du bon déroulement des obsèques, ainsi que le fils d'Elisa. Le reste des personnes présentes étaient essentiellement issues du Nord de la France, qui avaient pu libérer leur journée et se rendre au crématorium pour la cérémonie.

Le temps était chargé à l'extérieur. Un orage devait éclater en fin de soirée, une semaine pile après la sédition dans les galeries sous la capitale et ses alentours. À son époque, tout se déroulait avec une effarante rapidité, comme si même le temps n'avait pas le temps. Estia, qui était habituée à cette vive dynamique, avait ouvert les yeux ce jour-là, sur le caractère effrayant de ce que cela signifiait. Une vie humaine, aussi longue qu'elle avait vécu sur Terre, pouvait chuter de l'engrenage et s'éteindre en un battement de cils.

Dans cette société particulièrement, où les restrictions étaient strictes, où la différence était réprimée, où l'on ne posait guère de questions sur ce qui méritait de vraies réponses, les individus fermaient les yeux pour ne pas voir à quel point l'existence humaine n'était plus considérée que comme un objet qui, une fois cassé, était remplacé sans attendre.

Ils ne remarquaient même plus que leurs semblables souffraient, même s'ils percevaient parfois les rumeurs qui couraient. Des habitants et habitantes venaient à disparaître, suite à une infraction ou un délit, voire un crime et ne reparaissaient pas. Pourtant, la vie reprenait son cours comme s'ils n'avaient jamais existé.

C'était cela: un accord silencieux avait été passé en chacun et chacune, celui de fermer les yeux et de se taire, de tolérer le comportement des dirigeants tant qu'ils pouvaient continuer à se prélasser dans leurs privilèges. Estia s'était demandé, tandis qu'elle dévisageait avec indifférence les personnes se lamentant sur la perte d'une femme exceptionnelle comme la chancelière Éluard depuis l'estrade, ce qui adviendrait si l'équilibre précaire de leurs vies à tous et toutes venait à être bouleversé.

MythomaniaWhere stories live. Discover now