Ténèbres

Chapitre 56 - Basculer dans les Ténèbres

Les cris autour de moi cessent d'un coup. Comme si j'avais basculé dans un rêve, mes sens me faussent. Le haut devient le bas, le froid se change en bourrasque d'air chaud. La tête sans dessus-dessous, je commence à avoir la nausée. Au milieu de cette confusion, j'entends la voix d'Alec. Elle paraît si lointaine, presque étouffée dans le torrent de mes pensées. J'essaye de me concentrer sur ce qu'il me dit, mais seule la chaleur réconfortante qui se déverse le long de mon menton vers mon cou n'a d'importance. Insatiable, j'en veux encore plus. Je serre le corps frêle de ma victime. Ses battements s'amenuisent et ralentissent au fur et à mesure que j'étanche ma soif. 

Si je ne m'arrête pas, elle va mourir. Je sais que je dois m'éloigner, pourtant mon corps ne bouge pas d'un centimètre.
Mes crocs déchiquettent avec sauvagerie sa peau, asséchant par la même occasion ses veines. Et alors que je presse son corps contre le mien, je sens subitement sa tête se décrocher. Le bruit sec me fait sortir de ma transe. Horrifiée, je fixe la poupée disloquée qu'est devenue ma victime. Je lâche la tête que je tiens dans mes mains en poussant un cri strident. Cette dernière vient rebondir sur le sol à côté de son corps inerte.

La jouissance que je ressentais il y a quelques secondes se transforme en dégoût. Cette sensation vient brutalement écraser mon estomac, je me tourne et dégobille le torse plié en deux. Tandis que je rends mon dîner à mes pieds, les boules quies qui obstruaient mon ouïe disparaissent tout d'un coup. Je ne sais pas si c'est une bonne chose, car j'entends à présent la voix d'Alec. Et cette dernière n'atténue pas mon sentiment de culpabilité. C'est même tout le contraire...

— Lucy... Mais qu'est-ce que t'as fait ? Bafouille-t-il mitigé entre l'horreur et le dégoût. Qu'est-ce que tu viens de lui faire ?

J'entends au son de sa voix, qu'il est en état de choc. Comment ne pas l'être ? Je viens de tuer Beka sous ses yeux. Cette pauvre fille ne méritait pas ça. Personne ne mérite de mourir la tête arrachée... Je n'ose pas imaginer la douleur de ses parents quand ils l'apprendront. Une image de leur visage déformé par la tristesse se dessine dans ma tête. Je viens d'enlever une vie humaine...

Tout est allé si vite, je n'ai pas pu faire autrement. Des excuses et encore des excuses pour ne pas avouer que je suis la seule fautive dans cet assassinat. Dans un geste désespéré, je m'agenouille auprès du corps sans vie de la jeune fille. D'une main tremblante, je rassemble les morceaux tel un puzzle en chair humaine.

— Beka, je suis tellement désolée, m'écrié-je en sanglotant.

Je m'attends presque à la voir m'adresser son sourire narquois, celui qu'elle me fait habituellement. Mais son regard vitreux me fait comprendre que ses lèvres n'esquisseront pas le moindre semblant de sourire. Je viens de tuer ma meilleure ennemie... Pourquoi ai-je l'impression d'endosser le rôle de l'antagoniste ? Comment être autre chose que ce que la vie a fait de moi ? Si elle a décidé que je serai le monstre sans cœur, alors je ne peux que l'accepter sans pouvoir rien y changer.

— Lucy...

Alec fait un pas dans ma direction, mais se ravise lorsque je tourne la tête vers lui. La bouche et le cou taché de sang, je le fixe avec mépris.

— Je suis un monstre, qu'est-ce que tu n'arrives pas à comprendre dans cette phrase ? Pesté-je.

— Tu n'as pas voulu la tuer, insiste-t-il en gardant tout de même ses distances. Ce n'est pas de ta faute...

— Bien sûr que si, répliqué-je amère. J'ai adoré la vider de son sang, alors va-t-en avant que je ne fasse la même chose avec toi.

Je ne pense aucun de mes mots, mais après ce qu'il vient de se passer, je comprends que Seth avait raison. Je suis égoïste de garder Alec à mes côtés. Un jour ou l'autre, je finirai par lui faire du mal. Pire, je pourrais le tuer. Malgré la ribambelle de Disney que j'ai visionné étant petite, je dois me rendre à l'évidence. Il n'y aura pas de fin heureuse pour mon histoire. Je me sens si bête. Ma mère m'avait prévenu, Samaël et Seth également. Tous savaient que les immortels n'ont rien à faire avec les humains. J'ai été si naïve... Le regard effrayé d'Alec me fait si mal. L'amour a disparu, il ne reste plus que de la peur et du dégoût.