Coucher de Soleil

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1827

- Tu ne peins pas souvent à l'aquarelle.

Delacroix leva les yeux de son œuvre pour les poser sur la jeune femme en silence.

- Eh bien? C'est ainsi que cette peinture se nomme, non?

- Oui... tu me surprends. Tu sais tant de choses.

- Parce que je suis maghrébine, je devrais être inculte?

- Ce n'est pas ce que j'ai dit.

- Tu sais, on a des artistes ici aussi. Et il peignent même à l'aquarelle comme toi.

- En connais-tu?

- Personnellement, non. Mais on en voit passer des artistes au port, et parfois ce sont justes leurs œuvres qu'on vend et qui sont transportées. D'ailleurs, ça ne te dérange pas tout ce bruit?

Il jeta un œil derrière lui, où des marchandises étaient déchargées d'un navire à quelques mètres du ponton où ils étaient assis les pieds dans l'eau. Des hommes criaient des directives à d'autres, les cageots se cognaient les uns contre les autres, et le port d'Alger était bien dynamique pour une fin d'après-midi.

- Non, au contraire, cela me projette dans l'environnement de mon esquisse. Puis la vue sur la mer est magnifique de ce quai. Surtout avec ce coucher de soleil. Pourtant  je ne parviens pas à le représenter comme il me plaît...

- Ce que tu peins est ressemblant pourtant.

- Mais il n'y a que ça. Vois-tu, je ne parviens pas à aller au-delà de cette représentation du paysage. Une peinture doit être réaliste, mais aller au-delà de ce réalisme : elle doit faire rêver. Je veux que quiconque voie cette peinture rêve de venir contempler le coucher de Soleil d'Alger.

Elle lui embrassa la tempe d'un sourire, à la fois amusée et attendrie par ces mots.

- Dans ma religion, il est dit que la nuit, notre âme se reflète davantage. C'est pour cela que nous prions, et écrivons et récitons des poèmes la nuit et tôt le matin. Peut-être est-ce aussi le cas de ton sens artistique, et alors tu dois attendre quelques heures encore.

- Je ne sais pas, je suis pourtant inspiré à toute heure. Je me dois seulement de trouver l'objet de mon inspiration, et ici je l'ai. Cela devrait suffire.

- Peut-être ce soleil ne t'inspire-t-il pas assez alors. Dis-moi, au-delà de la beauté de sa couleur, que lui trouves-tu?

- C'est vrai... rien. Oui, il me faudrait peindre une chose qui m'inspire pleinement. Une chose que je ne voudrais jamais oublier, lorsque je serai revenu en France. Ne me fais pas ces yeux ; tu as raison, c'est toi que je vais peindre.

- Ici ?

- Oui. Je vais te peindre devant le coucher de soleil. Ne bouge plus.

Malika se mit à rire.

- Je préférais la nuit dernière, lorsque tu m'as peinte nue. Et le lit était plus confortable.

- Crois-moi, mon amour, ce ne sera pas la dernière fois. Tu es si magnifique que c'est toi que je devrais présenter au Salon lorsque je serai un artiste reconnu, et tous ces vieux bourgeois coincés se pâmeront devant ton portrait.

- Oh, cesse un peu et concentre-toi.

- Difficile de se concentrer avec une telle beauté devant soi. Mais je vais faire de mon mieux.
......
....
...

- Et l'avez-vous fait?

- Plaît-il?

- Avez-vous présenté l'un de ses portraits au Salon?

- Bien sûr que non. De plus ces peintures étaient terriblement mal faites.

Balzac, qui avait en main une énième tasse de café, continua de contempler le petit tableau posé devant ses yeux. Puis il se tourne vers son ami qui, au beau milieu du salon en désordre devenu atelier, dessinait une œuvre à peine ébauchée au crayon sur une toile immense.

- C'est en tout cas là une bien belle histoire d'amour.

- Elle finit cependant assez tristement. Vous pourriez en faire un roman, rit-il.

- Un roman se terminant par la séparation des deux amants? Une fin si tragique? Dieu merci, mes amours le sont assez pour que je me mette à retranscrire de tels malheurs. De plus je ne connais guère l'Algérie, cela ne m'inspire aucunement et je ne voudrais pas écrire de sottises.

- Vous avez donc un cœur tendre, je vois.

- Je n'irai pas jusque là. Puis j'ai tant d'écrits en cours! Je ne pourrais me permettre d'en commencer un autre.

- Alors que faites-vous donc ainsi à m'observer travailler?

- Je me détends un peu, et j'ai un début de migraine. Vous devriez inviter à nouveau votre ami, Monsieur Chopin ; j'ai entendu dire que son jeu était calme et élégant. Peut-être reposera-t-il mon esprit.

- Frédéric joue rarement devant autrui, néanmoins devant tout public. Et si je ne l'invite que pour cela il sera agacé. Vous devrez reposer votre esprit d'une autre façon.

Il posa sa tasse vide sur un meuble, et essuya sa moustache.

- Vous avez raison. Je m'en vais faire une sieste. Les espagnols font cela et ça leur est paraît-il très bénéfique.

Delacroix ne le regarda pas quitter la pièce, trop concentré sur sa toile.

Lorsqu'il fut parti, il jeta un œil au petit tableau du soleil couchant. Il se demanda ce qu'elle était devenue... sans doute était-elle mariée a quelque riche marchand. Il tenta de se persuader qu'elle était heureuse, et de ne plus penser à elle.

La mélodie des sentimentsWhere stories live. Discover now