Emma

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Été 1830

- Ne viens-tu pas te baigner?

Fryderyk, qui était assis en tailleur à même l'herbe, ne releva pas les yeux de son ouvrage. Son petit-ami, qui s'était mis debout dans l'eau du lac lui arrivant à la taille, le regarda d'un sourire.

- L'eau est froide. C'est un coup à tomber malade.

- Détrompe-toi, elle est très agréable, lui assura-t-il en nageant vers la berge.

Pourtant, il sortit peu après de l'eau, assumant qu'il en avait assez profité. Tout en attrapant un linge posé là et en s'en entourant la taille, il s'approcha de son compagnon.

- Tu as tort de ne pas venir voir cela de toi-même.

- Une autre fois. Je n'en ai pas l'envie aujourd'hui. Bien qu'il fasse en effet très chaud.

Il s'assit près de lui, pensant ainsi sécher un peu, et remarqua l'ouvrage sur lequel il était concentré.

- Tu lis à nouveau ce livre?

- Il me fait retenir mon français et m'apprend du vocabulaire, et Tytus ne sut si c'était là une excuse ou non.

- Tu aurais dû te procurer l'original.

- Et lire en anglais? Je n'aime pas cette langue, et ne la connais pas! Et cette traduction française est très bien.

Il lui embrassa la joue de ses lèvres humides. Puis voyant que cela l'avait fait frissonner, il l'entoura de ses bras, et pressa son corps trempé au sien. Il sursauta, et cela ne fit que l'amuser.

- Gh! Lâche-moi, tu es glacé!

- Voyons, mon amour, cela me blesse que tu refuses mon éteinte~.

- Laisse-toi sécher d'abord, protesta-t-il en le repoussant doucement. Tu vas abîmer mon livre. Je l'ai depuis des années, j'y tiens.

Il finit par le libérer, et par se coucher sur l'herbe.

- Ah! Je m'en souviens, oui. Tu me le lisais alors que je comprenais à peine le français. Si seulement l'on ne l'avait pas offert à tes sœurs, tu ne m'aurais pas ennuyé avec. Bien que j'apprécie ta lecture.

- Tu ne sais pas apprécier la bonne littérature.

- Des histoires à l'eau de rose et des intrigues amoureuses peu originales? Très peu pour moi. Le seul amour parfait dont j'ai besoin, c'est le nôtre. Et les livres auxquels je porte de l'intérêt sont bien différents.

- Tout le monde n'aime pas les traités politiques comme toi, lâcha-t-il en roulant des yeux. Ou les ouvrages philosophiques ou scientifiques. Les ouvrages barbants.

- Ils sont pourtant très intéressants.

- Ce n'est pas sur le Contrat Social que je pourrais un jour composer. Je suis un artiste ; pour moi, l'inspiration se trouve dans les grandes œuvres littéraires et les histoires d'amour. Puis c'est ça qui marche. Regarde Voltaire avec sa pièce Œdipe.

- Dans ce cas j'ai hâte de te voir composer un opéra sur Emma. Je suis d'ailleurs certain que cela attirera un très grand public.

Il haussa les épaules.

- Je ne sais pas si je ferai des opéras un jour. Ça ne me dit pas trop. Pour l'instant, je préfère me cantonner au piano. C'est plus simple. Puis ça marche, les concerts de piano, non? Et ça demande beaucoup moins de fonds.

- Seulement si tu es un pianiste reconnu. Il te faut la gloire pour être écouté. Vois, c'est comme moi, si je veux devenir un grand politicien et me consacrer à l'avenir de la Pologne, je dois me faire entendre. Mais d'abord, je ferais bien une sieste, rajouta-t-il en se couchant et mettant ses bras derrière sa tête.

Il laissa un silence s'installer, et ferma les yeux face au soleil chauffant. Il sentait ses rayons sur sa peau pourtant encore fraîche de l'eau du lac.

Finalement, il se redressa un peu pour se réinstaller, mettant sa tête sur les genoux de son petit-ami. Grimaçant d'abord au contact de ses noirs cheveux mouillés, il finit par y poser sa main. Après tout il avait chaud lui aussi.

- Ce récit t'inspire-t-il? Le questionna-t-il, attendri par le geste.

- Cela dépend de ce que tu entends par là. Certains personnages, oui, mais d'autre non.

- Lesquels? Demanda-t-il, avide de son attention et de sa voix à travers sa légère torpeur.

- Emma par exemple. Elle est insupportable! Elle s'occupe trop de la vie de son entourage, et le manipule, comme elle le fait avec sa pauvre amie Harriet. Elle l'a détournée de son grand amour... même s'il est sous-entendu à la fin qu'ils se retrouvent et se marieront plus tard, c'était un acte terriblement égoïste.

- Mon cher Fryderyk, comme tu es sentimental, se moqua-t-il. Enfin, c'est pour une fois assez agréable d'avoir une protagoniste assez nuancée, et non une jeune fille naïve comme toi, le taquina-t-il encore. De plus il me semble qu'Emma fait face aux conséquences de ses actes et apprend de ses erreurs. Son comportement n'est donc pas immoral au final.

- Mais c'est agaçant à lire. Puis c'est une jeune fille riche qui n'a jamais connu aucun souci, c'est même écrit dans les premières lignes du livre. Elle est belle, intelligente, fortunée... Elle ne sait pas ce qu'est une vie difficile. Elle est trop ignorante.

- C'est le cas de beaucoup de jeunes filles. Tu te prends trop la tête, mon amour. Pourquoi ne pas rouspéter sur tes connaissances plutôt? C'est plus drôle.

- Sur qui veux-tu que je rouspète? Nous sommes seuls et isolés ici. Encore plus qu'Emma dans son comté.

- Est-ce dérangeant?

- Non... au contraire. Il marqua une pause. Je peux paraître égoïste, mais... j'aime la perspective d'être seul avec toi. D'avoir l'impression qu'il ne reste plus personne en ce monde que nous. Nous sommes les rois, ou tout ce que nous voulons être. Rien de nous impacte et nous sommes plus libres que jamais. Libres, mais tranquilles, et sans responsabilités. De quoi avons-nous besoin si ce n'est d'un tel manoir, de telles terres et d'une vie si simple? Si ce n'était pas pour tes ambitions politiques et mes projets musicaux, je pourrais rester ici avec toi toute ma vie.

Tytus afficha un sourire. S'il avait posé les yeux sur l'eau tranquille du lac, il les leva ensuite vers lui.

- Tu critiques Emma, mais au fond tu es pareil à elle. Tu es un homme aussi intelligent et irrésistible qu'elle. Tu n'es certes pas aussi fortuné, mais tu n'as pas besoin de cela. Enfin, après tout tu as un manoir et des terres que je te partagerais en dot. Cela revient au même. Et tu vis, tout comme elle, dans un monde tranquille où tu désires l'omniprésence.

- Est-ce mal?

- C'est à toi de le décider. Mais pour moi, non. Parce que c'est toi.

Il se pencha pour lui embrasser le front. Puis il ferma l'ouvrage et le posa à ses côtés. Après tout il l'avait fermé depuis un instant et ne pouvait s'y concentrer.

- Je ne suis pas Emma, démentit-il d'un ton moins sérieux. Non, je serais Jane Fairfax. Car je joue aussi bien qu'elle au piano, et suis aussi innocent et cache des secrets.

- Si tu es Jane Fairfax, alors je serais Frank Churchill.

- Il ne te ressemble pas. Et il m'agace aussi. Pourquoi cacher sa relation avec Jane tout du long? Seulement pour ne pas outrer sa tante? C'est stupide. Si j'avais une fiancée comme elle, ou un fiancé comme Churchill, alors je le montrerai à tous, et surtout à cette sotte d'Emma. Comme elle est tombée amoureuse de Churchill et a eu le cœur brisé en apprenant qu'il était fiancé à Jane, elle n'a eu que ce qu'elle méritait. Non, toi tu serais Knightley, tu as un grand cœur et est toujours là pour moi.

- Cela me fait plaisir dans ce cas.

Un autre silence s'installa. Fryderyk inspira, et regarda ailleurs, légèrement embarrassé.

- Dis-moi... voudras-tu bien être mon Franck Churchill un jour?

- Il faut savoir ce que tu veux, sourit-il.

- Il a beau être prétentieux et égoïste, il doit sûrement être plus séduisant au lit que Knightley, qui y est probablement très ennuyeux.

- Quand tu voudras, mon Emma, rit-il en prenant sa main et en y déposant un baiser. Laisse-moi me reposer un peu, et peut-être après t'accorderai-je cette volonté.

La mélodie des sentimentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant