Narcisse et Luxembourg

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Le Soleil était haut dans le ciel, et sa chaleur frappante couvrait tout Paris. En simple chemise, car il se fichait bien des convenances et surtout qu'il avait chaud, Liszt crayonnait hâtivement sur sa feuille. Il était installé sur un drap, dans un coin d'herbe au jardin du Luxembourg, et assis à côté de lui, Chopin regardait marcher les passants en mâchant un sandwich.

Il était même happé par eux. Rien qu'en regardant leurs vêtements, en entendant une maigre fraction de leur discussion, il tentait de s'imaginer ce que pouvait être leur vie. Ce jardin qu'il affectionnait tant devait en connaître des vies et des secrets. Les auteurs retranscrivaient les histoires et ressentis de personnages, mais aucun n'avait encore écrit ceux d'un lieu.

- C'est vraiment insupportable, les enfants.

Liszt ne leva même pas la tête vers lui, et pourtant il su rien qu'au ton de sa voix que Chopin grimaçait.

- D'où te vient cette conclusion?

- Le garçon, là-bas, cela fait dix minutes qu'il crie et pleure pour que sa mère lui achète un sorbet. Sa mère qui l'ignore et qui discute avec une amie... mais fais-le taire, ton enfant...!

- Tu ne peux pas comprendre ces caprices ; toi tu étais un enfant sage et silencieux, et obéissant.

- Et toi tu devais être aussi insupportable que ce garçon.

- Tu n'en es pas loin! Lorsque mon pauvre père me faisait visiter les cours d'Europe, je ne cessais de me plaindre d'avoir mal aux pieds, d'avoir faim, d'être fatigué... c'était difficile, d'être un enfant prodige!

- Et tu oses te comparer à Mozart. Lui devait être bien sage.

- Que tu crois! Je n'avais que dix ans, et pourtant je m'en souviens encore, Salieri m'avait dit que Mozart adorait faire des farces et qu'il le lui reprochait souvent. Même s'il s'entendait aussi très bien avec lui...

Chopin baissa les yeux, et se racla la gorge avant de dire d'une voix teintée de regret :

- Il a dû être triste lorsque Mozart est décédé...

- Assez. Il l'estimait et l'admirait beaucoup. Il a pleuré lorsque j'ai réussi à jouer l'un de ses morceaux pour la première fois. Il m'a aussi dit qu'ils se comprenaient l'un l'autre comme personne ne les comprenait...

- Ma foi, tu en as une bonne mémoire.

- Ce ne sont pas des choses qu'on oublie.

Chopin se reprit, et croqua dans son sandwich en jetant un œil à sa feuille. Il faisait beau, chaud, et il mangeait un sandwich délicieux, autant se concentrer sur des choses plus joyeuses.

- Que dessines-tu, au fait?

- Narcisse.

- Es-tu sûr que ce n'est pas toi?

- Tais-toi! Je suis conscient de mon talent et de mon charme, mais je ne suis pas narcissique. À regarder mon reflet si longtemps, je me laisserais. À vrai-dire, je préférerais te contempler toi...

- Alors pourquoi ne me dessines-tu pas?

- Je le ferai. Mais j'ai lu un livre de mythologie grecque, et j'ai été inspiré. Il me fascine, ce personnage. Comment peut-on s'aimer soi-même à ce point? Ce n'est même pas de l'arrogance, ni de la fierté. C'est simplement de l'amour... On peut s'aimer, certes, mais être amoureux de nous-mêmes?

Chopin éternua, le coupant dans ses paroles. Il se hâta de sortir un mouchoir de sa poche pour se moucher.

- À tes souhaits.

La mélodie des sentimentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant