4. Le Marché

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Le temps est disloqué. Ô destin maudit,

Pourquoi suis-je né pour le remettre en place !


William Shakespeare, Hamlet


Je lance mon couteau. Dans un bruit métallique, il tombe au sol. J'ai encore raté. Cela fait une semaine que je m'entraîne, plus durement. Une semaine que j'ai seize ans. Une semaine que je suis une guerrière. Mais aujourd'hui, je ne touche aucune cible. Je ne comprends pas !

La colère monte en moi.

Je frappe, du plus fort dont je le peux, un sac accroché au plafond.

Ce n'est pas un beau sac résistant en cuir comme on peut les trouver dans le quartier général des guerriers. Non, c'est simplement un sac, un peu dur, remplit de grains de blé et de sable. Mais cela fait l'affaire.

Je tape encore une fois dedans.

J'enlève ma main où se dessine les contours d'un futur hématome, mais je m'en fiche, je n'ai pas mal. Il faut que je me change les idées. Et autrement qu'avec le combat, pour une fois.

Je monte en vitesse dans ma chambre, j'enlève mon pantalon en cuir et mon débardeur, pour enfiler une robe basique, simple à bretelles épaisses pour cacher mes cicatrices. Une robe de gentille femme docile. En sortant de ma chambre, je glisse mes pieds dans de jolis scandales bleus. Je me rince le visage, puis me l'essuie rapidement. Arrivée en bas, j'attrape au passage le panier posé sur la table et je sors en prévenant Matt, qui est en train de préparer le déjeuner avec mon tablier. Je souris malgré moi. C'est vrai que depuis notre petite dispute il est censé faire toutes les tâches ménagères en plus des siennes. C'est ce qu'il fait d'ailleurs. Mais, comme il fallait que je pense à autre chose, j'ai décidé de l'aider un peu et de partir faire le marché à sa place. Je marche tranquillement dans la rue bordée de maisonnettes. D'autres femmes font comme moi, et quand elles croisent le chemin d'une autre, elles leur sourient, placidement. Mais quand il s'agit de moi, certaines me lancent un regard noir ou alors de compassion, comme si elles étaient mal à l'aise. Puisque certaines pensent qu'il n'est pas convenable qu'une femme habite en présence d'un homme, sans qu'ils soient mariés, que cela est malsain. Et d'autres s'imaginent que je suis à plaindre, étant orpheline depuis un long moment. 

Mais dans notre ville, c'est assez courant. Sauf que normalement, quand un enfant est orphelin, il doit aller dans un foyer : là où tous les enfants sans domicile ou sans géniteurs vont. Là-bas, ils sont classés par âge et pas sexe. Dès leur majorité, on s'empresse de les marier, sans leur demander leur avis. Et sans retour possible.

En ce qui me concerne, j'ai eu de la chance. Mes parents et ceux de Matt habitaient ensembles. Aux yeux du Conseil ils étaient définis comme une seule et même famille. C'est grâce à cela que j'ai pu demeurer avec les géniteurs de mon meilleur ami, à la mort des miens, sans partir en foyer. Les adultes avec qui je suis restée, eux, sont partis en mission et n'en sont jamais revenus, ils ne sont pas considérés comme mort. Oui, la génitrice de Matt était aussi partie, non pas pour combattre, mais pour leur faire à manger. C'est inacceptable... Mais même pour ce genre de chose, Il n'envoie plus aucune femme. Non, nous sommes condamnées à bien d'autres tâches beaucoup plus médiocres, comme acheter la nourriture, ce que je fais en ce moment même.

Je tape dans de petits cailloux avec le bout de mes scandales. Le soleil a fait fondre depuis bien longtemps la neige. Le silence du vent est bientôt remplacé par les bruits de pas des femmes allant sur la grande place. J'y parviens moi aussi. Devant moi se déroule plusieurs étalages de toutes sortent : fruits, légumes, confitures, viandes fraîches ou séchées, fleurs, tissus, et bien d'autres petits objets insignifiants. Je m'approche d'une longue table où sont disposés plusieurs aliments. Je ne me rappelle plus ce dont j'ai essentiellement besoin. Je jette quelques regards envieux aux produits raffinés, mais trop coûteux. J'attrape plusieurs articles et les tends au commerçant devant moi, sans un mot. 

Il regarde mes mains levées, puis mon visage, un mauvais air illuminant ses yeux. 

- Même pas un "Bonjour" ou un " s'il vous plaît " ? Non mais je vous jure, ces femmes sont vraiment ignobles ! 

Je me retiens de justesse de ne pas lui envoyer mon poing dans sa figure. J'expire lentement en affichant un sourire hypocrite sur mes lèvres. 

- Bonjour, s'il vous plaît. 

- Et naïve avec ça ! Expliquez-moi pourquoi on ne les a pas déjà toutes éliminées ou exilées ?

- Peut-être parce que sans elles nous ne pourrions plus procréer, fait-une voix masculine dans mon dos.

Je ne la connais pas. Je paye rapidement mes aliments et les déposes dans mon panier. Je me retourne enfin et regarde avec intrigue l'homme qui avait répondu. Je le fixe attentivement. Il tourne la tête, alors, je ne peux apercevoir ses iris, cependant je discerne les contours de sa mâchoire saillante. Il sent mon regard pesant et détourne son regard dans ma direction. Il me scrute de ses yeux d'un bleu extrêmement pâle contrastant fortement avec ses mèches marron ondulées. Il a un regard interrogateur, cherchant sûrement la raison de ma curiosité. 

- Oui ?

J'hésite. 

- Dites à ce commerçant que la seule personne ignoble de nous deux n'est autre que lui. 

Tandis qu'il me lance un regard surpris, voir choqué, je m'élance à l'autre bout du marché pour continuer ma sortie sans encombre supplémentaire. Je ne sais pas pourquoi j'ai dit cette phrase, à un homme surtout ! Un parfait inconnu ! Là, j'ai risqué ma place au sein de notre société et j'en suis consciente. Il faut absolument que j'apprenne à tenir ma langue ou cela causera ma perte. Matt me l'a toujours dit, dans une société comme la notre, le fait d'exposer son opinion contre Le Conseil est un fait excrément dangereux et très mal vu. Et encore plus lorsque cela provient d'une femme sans cervelle.

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