32. Douce Forêt

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Avant tout, sois loyal envers toi-même ; et aussi infailliblement que la nuit suit le jour, tu ne pourras être déloyal envers personne.

William Shakespeare, Hamlet

La terre s'enfonce sous mes pieds. Ma paume est posée sur le tronc d'un arbre. Je caresse l'écorce. Elle est rêche, humide, solide. L'air de la nuit m'emporte. Ses effluves boisés et de mousse m'enrobent dans un cocon douillet duquel je ne veux me défaire. Mes paupières sont closes et sentent l'air nocturne les effleurer. Les paroles des hommes m'accompagnant sont tamisées par les feuillages qui nous séparent. Je me suis écartée exprès. Ils ne font que discuter de quoi et comment faire, mais moi je le sais déjà. J'interviendrais lorsqu'ils auront terminé d'échanger sur des éléments déjà définis.

En attendant, je me laisse emporter dans des pensées improbables. Si mon père avait été là, il serait sûrement venu me voir en passant une main dans mon dos pour signaler sa présence. Il m'aurait raconté des histoires à l'oreille. Il m'aurait touché l'épaule. Il aurait regardé la forêt dans toute sa beauté avec moi.

- C'est beau, pas vrai ? dorlote une voix.

J'ouvre les yeux et lèche les arbres de mon regard.

- Il n'y a qu'ici que je ne me sente entièrement chez moi.

Wyden prend une inspiration.

- J'ai toujours trouvé cette forêt trop grande, mais pourtant j'ai l'impression de la connaître sur le bout des doigts.

Je baisse les yeux vers Wyden, assis contre une pierre. Je cherche son regard, mais celui-ci est déjà perdu dans l'imaginaire de cette végétation ensevelit sous cette obscurité pesante. Lentement, je m'approche et viens m'asseoir à ses côtés. Je garde le silence quelques secondes, de plus en plus longues.

- J'aimerai juste pouvoir m'élancer et courir sans m'arrêter, toujours tout droit, toujours plus loin, toujours plus vite, jusqu'à la fin inexistante de cette forêt.

- Qu'est-ce que tu fuirais ?

- Rien.

Je laisse ma tête s'appuyer sur la roche froide s'élevant dans mon dos. Wyden remue un peu, puis se détend à nouveau. Nos épaules se touchent, contrastant avec la fraîcheur de la pierre. Je suis bien. Ma main droite vient caresser mes cicatrises de la base de mon cou à l'extrémité de mon épaule.

- Tout, je rectifie.

Le silence retombe. Mais il n'est pas pesant, au contraire, c'est un voile apaisant qui vient hydrater mon corps. Je ne me soucie plus de Lesly, du Conseil, de l'Examen, non, pas ce soir. Je les ai mis de côté pour quelques heures. Je suis assez loin de tous ces éléments pour le moment. Je les retrouverai demain, à l'aube, mais pas avant. Pour le moment je me détends simplement. Relâcher la pression me fatigue plus que je ne l'aurai pensé.

- J'ai déjà couru des centaines de kilomètres depuis ma naissance, ne serait-ce que pour venir à Lowick, mais j'ai rien semé de cette manière. Tout ce qui mérite réellement d'être semé se trouve dans ta tête, ton esprit, tes pensées, et courir n'y peut rien. Tu peux fuir des personnes. Tu les verras peut-être plus, mais elles seront toujours présentes quelque part en toi, que ce soit pour une bonne ou mauvaise raison.

- Qui as-tu tenté de laisser derrière toi ? je questionne, sentant une source plus profonde à ces paroles.

Je vois très bien qu'il ne sait quoi répondre. Et quelque part je comprends qu'il ne veuille m'en dire plus. Certains souvenirs sont parfois trop douloureux pour en parler facilement.

- Ma famille.

Il a prononcé ces deux mots, pourtant j'ai bien vu qu'il avait peiné pour les sortir. Soudain, j'ai envie de lui dire qu'après tout il lui reste encore son père et qu'il devrait en être heureux. Puisque j'aimerai bien que le mien soit encore là pour me soutenir et m'apprendre ce qu'il aurait dû s'il était encore de ce monde. Mais je ne le fais pas. Je sais que cela le blesserait. D'autant plus que je ne connais pas l'histoire et que celle-ci est peut-être au-delà de ce que je puisse imaginer. Je n'en sais rien. Peut-être parle-t-il simplement de sa mère, ou d'un frère ou d'une sœur, ou de bien plus. Alors, je me demande pourquoi n'a-t-il pas vécu dans sa ville natale et pourquoi est-il parti vers Lowick. Au lieu de lui dire la chance qu'il pourrait retirer de cette situation, je lui pose cette question.

- Ma ville a été saccagée et massacrée par des créatures alors que je venais d'avoir neuf ans. Je suis arrivée à Lowick trois ans plus tard. J'ai beaucoup appris durant ces années à vagabonder.

Ses yeux tristes me donnent envie de le prendre dans mes bras. Mais je ne le fais pas. J'aimerai lui demander si c'est lorsque sa ville s'est faite attaquée qu'il a « laissé sa famille derrière lui ». Il s'ouvre à moi et j'ai peur qu'il ne se referme comme une huître. Alors je n'ose rien ajouter sur ce sujet-là.

- Tu as vu beaucoup d'endroits différents ?

- Oui, des proches d'ici comme des éloignés. Quelques fois à de nombreuses semaines de marche. Tout à l'heure, ton ami – Matt parlait d'Ew York...

Je me redresse brusquement.

- ... J'y suis déjà passé à quelques reprises malheureusement. C'est bondé de créatures là-bas, j'te préviens. Je sais pas pourquoi vous voulez y aller, si c'est pour trouver quelqu'un ou quelque chose, mais ça risque d'être compliqué. A l'heure actuelle cette ancienne ville doit être un champ de ruine peuplé de créatures.

Je l'écoute attentivement, buvant ses paroles. Il tourne son regard vers le mien et sourit.

- Je t'ai dit que je vous serais utile. Je ne mens jamais.

Je lui souris et d'un mouvement de tête l'incitant à continuer de me parler. Je me replace confortablement contre la roche fraîche. La voix grave de Wyden continue alors de me raconter les mystères des alentours et des multiples paysages qu'il a pu rencontrer. Elle est douce et me berce. Je sens mon corps d'une lourdeur. Je sais que je vais m'endormir. Je laisse tomber ma tête sur l'épaule de mon co-équipier. Le flot de parole qui coule en dehors de sa bouche ne s'arrête pas. Ces vagues m'engloutissent peu à peu jusqu'à ce que ses mots ne forment d'un écho lointain et inaccessible. Et je me noie dans une eau paisible. 

GuerrièreWhere stories live. Discover now