Chapitre 15 - Départ pour la Crimée

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Septembre 1854

Arcas se tenait appuyé, nonchalamment au bastingage du HMS Ménélas, le bateau qui allait le mener en Crimée.

Sur le quai des femmes se séparaient des hommes qu'elles aimaient. Les blanchisseuses portaient leurs plus beaux chapeaux, les petites servantes avaient enfilé leurs vêtements du dimanche, les bourgeoises coquettes essuyaient leurs yeux remplis de larmes avec de ravissants mouchoirs brodés et les aristocrates toujours confortablement installées dans leurs voitures privées, agitaient leurs mains élégamment gantées. Lorsque l'homme de leurs pensées rejoignait le pont, leurs regards finissaient toujours par glisser jusqu'à lui, manège invariablement suivi par le même effet : bouches bées, rougissements, battements de cils frénétiques. C'est ainsi qu'une grande partie des ennuis de sa vie commençaient. Il préférait ignorer ces dames. Un coup d'œil trop appuyé pouvait prendre des proportions dantesques dans l'esprit de demoiselles impressionnables et par la suite, lui valoir, après un parcours chaotique, des développements horribles. Exemple : quelques hématomes douloureux, le renvoi de l'armée ou des inimitiés avec certains hommes qui dans un futur proche seraient armés et marcheraient peut-être derrière lui. La bagatelle n'en valait pas la peine.

Les passions destructrices... à ses yeux : de la perte d'énergie.

Le coup de foudre : des idioties dignes de sots aux cerveaux ramollis.

L'Amour dans sa plus large acceptation : un miroir aux alouettes pour de jeunes naïfs.

Très peu pour lui. Il avait décidé de faire son deuil de ces fadaises. Sauf rares exceptions les Harispe n'étaient pas des sentimentaux, c'était une vérité bien connue, et il ne serait pas une de ces exceptions.

Il se détourna du quai beaucoup trop fréquenté par la gent féminine pour être sans danger pour ses toutes récentes résolutions et faute de mieux, il regarda avec un intérêt mitigé le manège des soldats qui embarquaient et des marins chargeant les vivres et le charbon pour la chaudière.

Les choses accéléraient sérieusement en Crimée. Les anglais et les français avaient certes déclaré la guerre à l'empire russe en mars mais les premières troupes débarquaient seulement à présent à proximité du fort de Sébastopol. C'est du moins ce que laissait entendre les dépêches. Les armées seraient sous les ordres des généraux Saint-Arnaud pour les français et Lord Raglan pour les britanniques. Arcas espérait arriver à temps pour profiter des combats.

Il se préparait déjà au champ de bataille.

Enfin, il allait accomplir ce pour quoi il était fait, ce pour quoi il avait étudié si longtemps et au prix de tant de souffrances. Se battre.

Son corps entier était déjà tendu comme la corde d'un arc. Et qu'importe au final qui se trouverait en face de lui, des russes ou des hommes en noir, tout ce qui comptait à ses yeux à l'heure actuelle, c'est qu'il allait faire couler leur sang. Ce n'était même plus une question de vengeance, seulement de survie. Il se disait qu'il allait finalement savoir quel genre d'homme il était, qui il était vraiment. Peut-être qu'ainsi il ne serait pas un meneur de loup raté et un soldat tout aussi raté, au même titre que son père.

Il n'avait cure de ce que disait Cassandre : que Phinéus était un homme bien et qu'il n'avait fait preuve d'insubordination envers ses supérieurs que pour des raisons morales parfaitement défendables. Le fait est que le précédent baron d'Arlon avait frôlé la cour martiale pour avoir refusé d'exécuter les ordres.

Tous s'attendaient à ce qu'Arcas suive le même chemin. Qu'il n'ait qu'un parcours médiocre avant de dérailler. Mais il n'en était pas question. Il voulait pouvoir, au jour de sa mort regarder sa vie avec fierté.

Aidan Brogan l'avait accompagné à l'ambassade de France, ils avaient été accueillis avec empressement. L'irlandais y était visiblement connu et apprécié. On avait balayé d'un revers de main ses ennuis d'affectations qui quelques mois plus tôt avaient semblé gâcher à jamais sa carrière. Il avait été promu lieutenant dans le 4ème régiment de chasseurs d'Afrique, un corps certes jeune mais prestigieux.

On lui avait fourni un uniforme furieusement exotique en comparaison de ceux de ces officiers anglais avec lesquels il devrait partager sa cabine. Il avait aussi reçu un équipement complet, gamelles, tentes etc. et un de ces fameux fusils Minié bien plus précis que ceux qu'utilisait l'armée anglaise. Il était moins doué que Cassandre au tir, mais avec ce genre de fusil à canon rayé il se débrouillait plutôt bien.

Une fois arrivé sur le lieu de l'action, il devrait se rendre auprès du général Pierre François Joseph Bosquet qui lui trouvera à s'occuper dixit l'ambassadeur de France : le comte Walewski qui ressemblait curieusement à Napoléon Ier. Pas si curieusement en y réfléchissant.

Un des navires de sa gracieuse majesté, la reine Victoria lui offrirait un transport rapide jusqu'à la Crimée grâce à un certain nombre de lettres d'introduction et de sauf-conduits.

Et donc, en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, le voilà à bord du Ménélas en partance.

Son portefeuille avait été bien rempli. L'argent serait peut-être nécessaire pour délier les langues d'après Brogan. Arcas préférait utiliser ses poings, mais il devrait apprendre à faire preuve de finesse dans cette affaire. Le surnaturel effrayait la plupart des gens.

On l'avait observé avec circonspection lorsqu'il était monté sur le pont après qu'Aidan l'ait déposé sur le quai.

Il intriguait les militaires anglais, on se demandait ce que pouvait bien être sa mission. On soupçonnait certainement de l'espionnage. Dans un accès de défiance sans doute naturel, les hommes se tenaient donc éloignés de lui. Un espion même s'il agit pour notre camp à tendance à mettre mal à l'aise la plupart de gens.

Cela lui convenait assez, à l'heure actuelle, ces individus étaient à peu près propres, mais déjà ils suaient dans leurs uniformes. Il y avait dans l'air, des relents d'ails, d'oignons, d'haleines chargées, d'autres senteurs auxquelles il ne préférait pas penser.

Dans quelques semaines, sans pouvoir se laver de manière correcte et régulière, ce serait insoutenable. Il le savait, son père le lui avait raconté. Au bout d'un moment d'après lui, on réussit à dépasser cela, c'est juste plus difficile pour quelqu'un ayant un odorat aussi développé que le leur.

Il en était là de ses pensées, tentant de se tenir prêt à supporter un enfer olfactif à venir, sur ces quais de la Tamise qui empestait littéralement la mort, quand un délicat parfum de violette absolument saugrenu dans un endroit pareil, lui chatouilla les narines. Sa tête blonde, surmontée de son shako rouge suivi cette senteur comme un tournesol le soleil.

Durant un instant seul son odorat le renseigna sur cette créature. Il lui disait qu'elle était délicieuse, sublime, merveilleuse ; qu'elle était unique.

Quand les loups se mangent entre euxDonde viven las historias. Descúbrelo ahora