Chapitre 66 (partie 1) No man's Land

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Remonté comme un coucou suisse, Arcas rejoint sa tente et le moindre quidam qui aurait eu l'idée de le saluer, se serait certainement pris une volée de bois vert dans les gencives. Mais pour cela, encore aurait-il dû réussir à intercepter le lieutenant qui regagnait ces pénates à la vitesse d'un boulet de canon rageur. Devant son baraquement, il trouva Azad, immobile, affichant un air de parfaite sérénité, comme si avoir passé une heure dans le froid à attendre qu'un imbécile de français daigne lui accorder de son temps était une fin en soi. Il était assis, une tasse de café pleine à la main, il n'y avait pas touché.

– Je t'avais dit qu'il était mauvais, maugréa Harispe en posant son fusil.

– C'est encore pire que ça. C'est une insulte à tout ottoman qui se respecte, déclara le messager en souriant.

Puis il lui tendit ses lettres. Le jeune homme s'en empara avec une impatience teintée de fébrilité. Il se sentait un peu stupide de ne pas avoir su garder son calme plus tôt et avant de s'asseoir à sa table, s'excusa pour son ton un peu brusque. Blanchard n'était pas près de voir l'ombre d'un soupçon de contrition de sa part, mais ce pauvre Azad n'y était pour rien si le caporal l'avait fait sortir de ses gonds.

Un peu apaisé, il décortiqua les missives avec avidité.

Cassandre lui racontait par le menu tout ce qui lui était arrivée depuis sa chute dans les escaliers (maudits fantômes), jusqu'à sa décision de ne plus jamais boire de Porto (maudit aconit) et finalement sa décision de se rendre à Londres. Ses relations avec son imbécile de mari semblaient enfin évoluer. Il était temps ! Blake avait enfin rompu avec sa maîtresse, et... Quoi !

– Mais quel crétin ! S'exclama-t-il.

– Pardon ! S'étonna-t-on depuis le pas de sa porte.

Arcas se redressa d'un bond et salua le général Bosquet qui venait d'entrer dans ses quatre mètres carrés de toile.

– Je ne parlais pas de vous mon général, se justifia hâtivement Arcas.

– Ah oui ! J'espère bien ! Mais de qui alors ? Demanda le général avec beaucoup de sérieux.

– De mon beau-frère.

– La pire des plaies sur terre !

– Je n'aime pas faire de généralités, mais le mien mériterait le titre.

Bosquet eut un rire qui menaça de faire sauter les boutons dorés de son uniforme. Il finit par reprendre son souffle et annonça le plus sérieusement du monde :

– Vous savez qui en obtiendrait un autre mais dans la catégorie des casse-bonbons : Blanchard.

– Il est allé se plaindre ?

– Évidemment. C'est le genre de personnage à monter sur ses grands chevaux pour un soufflet. Vous lui avez cassé le nez et déchaussé quelques dents alors vous imaginez bien qu'il nous joue la pauvre victime depuis que vous lui avez fait mordre la poussière.

– Petite nature, il n'a pas perdu de temps.

– Le fait est que c'est un emmerdeur, reprit Bosquet, mais c'est un des meilleurs tireurs que j'ai sous la main. Et il avait une mission à effectuer ce soir, au lieu de ça, il est à l'infirmerie au bord de la mort à l'entendre et il ne peut l'accomplir. Vous êtes aussi bon tireur que lui apparemment, donc officier ou pas vous allez la faire, ce sera votre punition pour vôtre emportement.

Harispe accepta d'un hochement de tête, il était tout à fait prêt à assumer ses responsabilités.

– Il y a des tireurs installés dans des trous, des tranchées, tout autour de Sébastopol. Ils tuent nos soldats dès qu'ils sortent à découvert. Je comptais sur Blanchard pour les débusquer et ainsi éviter que nos hommes ne se fassent massacrer.

– Je m'en charge sans tarder.

– Maintenant ? S'étonna le général.

– Ce soir j'irais. La lune est pleine, j'y verrai très bien, déclara-t-il avec un sourire.

Une fois seul, Arcas reprit sa lecture et en réponse, il écrivit des lettres détaillées à sa sœur et Brogan sur ce que Diana avait appris de son côté à Constantinople. Cela recoupait le peu de renseignements qu'ils avaient obtenu de Margaret avant qu'il ne la laisser prendre le large. Ils formaient décidément une belle troupe d'amateurs.

Peut-être qu'ils n'avaient pas été choisis par les flambeaux pour faire partie de leur groupe parce qu'ils n'étaient qu'une brochette de branquignoles, pensa-t-il.

Le soir tombant, après avoir souhaité bon vent à Azad et lui avoir remis son courrier et le bocal de Diana à transmettre à Londres (il n'y avait pas de raison pour qu'il soit le seul à en profiter), il s'enveloppa dans une cape grise. Il s'empara d'un charbon et se macula le visage, mélangeant de la suie à de la graisse. Il fit subir le même sort à ses cheveux blonds qui sans cette précaution, sous la lumière de la lune, étincelleraient comme un phare puis il entoura de papier journal les boutons dorés de son dolman.

Il aurait pu se changer, mais un soldat capturé sans uniforme pouvait être considéré comme un espion, et aussi peu enviables que puisse être les conditions d'emprisonnement d'un militaire, il était tout de même protégé par un code d'honneur, à fortiori s'il était officier. Un espion par contre était presque certain d'être torturé avant d'être sommairement assassiné sans que personne ne sache jamais ce qui lui était arrivé.

D'un pas décidé, il passa devant le général Bosquet qui se tenait à l'entrée du campement. Surpris par sa mise digne d'un ramoneur, ce dernier lui souhaita tout de même bonne chance.

Arcas s'éloigna de Kamiesh et parcourut les quelques kilomètres qui le séparaient du lieu des combats, petit à petit, il accéléra. Il prit garde de courir penché en avant pour minimiser au maximum sa haute silhouette et chercha autant qu'il le put l'abri de la maigre végétation de la plaine. Dans ses veines, le sang pulsait au rythme d'un tambour de guerre. La lune se levait et ce soir, elle avait des reflets rouges qui faisaient monter aux lèvres d'Arcas un sourire sinistre. Il ne pouvait pas s'en empêcher.

La boucherie sans nom qu'avait été ses premiers combats dans la péninsule l'avait un peu calmé, mais il resterait toujours cette partie de son être, primitive et mortifère qui attendait qu'on lui verse son tribut.

Il approchait du no man's land. Les russes avaient creusé des tranchées, des puits, dressé des buttes, des remblais, des palissades, jeté des troncs d'arbres, des carrioles, des charrettes brisées, au travers des espaces libres, tout ce qui pouvait empêcher la cavalerie, et les canons de l'artillerie de leurs ennemis de s'approcher de la ville.

Et des hommes armés de fusils guettaient les téméraires. 

Quand les loups se mangent entre euxWhere stories live. Discover now