Chapitre 57 - Une nuit à Scutari

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Diana pleurait.

Elle froissa entre ses doigts la lettre d'Arcas.

Trois-cent-soixante morts au minimum.

Et comme il semblait affecté par cette journée ! Elle espérait que ces tragiques évènements ne le changeraient pas à jamais, n'éteindraient pas cette lumière qu'elle avait vue en lui.

Incapable de dormir, elle voulut ouvrir sa petite fenêtre pour respirer un peu d'air frais. Elle le regretta immédiatement. L'ouverture donnait sur une rivière qui charriait des charognes et l'odeur était nauséabonde.

Ne pouvant dormir, ne pouvant prendre l'air, elle se décida à faire un ultime tour des dortoirs afin de s'assurer que tout allait bien. Elle sortit du quartier des infirmières et passa en revue consciencieusement les lits.

Elle n'avait pas besoin de lampe, la lumière de la lune à travers les fenêtres lui suffisait. Elle n'était peut-être pas capable de mener des loups, mais il y avait quelques traits de familles dont elle avait hérité, notamment une excellente vision nocturne.

Au détour d'un couloir, elle perçut un mouvement. Elle s'approcha sans bruit pensant à un soldat qui devait s'être levé, mais, de l'angle du mur, elle vit une fine silhouette noire penchée sur un cavalier. Irvin si elle se souvenait bien du nom qu'elle avait inscrit sur sa fiche. Faute de place, on avait installé son lit de camp à cet endroit assez passant en journée. Ce devait être Miss Nightingale, elle aussi visitait les malades de nuit pour s'assurer qu'ils se portaient bien. Ne voulant être en butte à de nouveaux reproches qui viendraient forcément si on la trouvait là, Diana se décida à s'éloigner à pas feutrés, lorsque quelque chose la fit tiquer. L'infirmière vêtue de noir paraissait bien grande comparée à la si menue Florence qui toujours parcourait l'hôpital une chandelle à la main. Elle se pencha pour mieux voir, peut-être s'était-elle trompée, après tout il faisait sombre même pour elle, elle n'était pas infaillible.

C'est alors que son pied crissa sur la poussière du sol. Le bruit était à peine perceptible, mais ce fut suffisant pour que "Cela" se redresse et tourne sa tête vers elle. "Cela" car à bien y réfléchir, c'est à peine si elle aurait pu dire s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme, c'est à peine si "Cela" paraissait... humain, avec ces yeux blancs vitreux. Le malaise qui s'empara d'elle était si fort, qu'elle en eut le souffle coupé. Elle était comme paralysée d'effroi. Elle vit "Cela" s'approcher lentement d'elle, avec ses joues émaciées, ses pommettes saillantes tendues d'une peau sèche qu'on aurait dit morte.

Arcas lui avait parlé de cet être, ou du moins de l'un de ses semblables qui avait participé à la mort de ses parents. Elle n'avait aucun doute.   

Une décharge électrique lui parcourut la colonne vertébrale

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Une décharge électrique lui parcourut la colonne vertébrale.

Bouger.

Fuir.

Elle saisit ses jupes, tourna les talons et partit en courant. Elle voulut crier, appeler à l'aide, mais aucun son ne parvenait à franchir la barrière de ses lèvres. Elle pensait être rapide, mais elle avait le sentiment de sentir "Cela" se rapprocher d'elle. Elle vit une porte ouverte, entra dans la pièce et claqua le battant derrière elle. Elle poussa le verrou. Elle était dans la pharmacie de l'hôpital. La porte était solide, elle avait eu de la chance, habituellement, elle était close durant la nuit.

"Cela" y porta un premier coup, puis un second et elle commença à craindre que cette porte ne soit pas aussi résistante qu'elle l'avait espérée. Elle voyait les gonds trembler et était toujours incapable d'appeler à l'aide, les seuls sons qu'elle arrivait à émettre étaient de misérables chuintements.

D'horribles souvenirs d'enfance lui revinrent en mémoire.

Alors, aussi, elle était muette.

"Le loup va venir te manger... "

Pas maintenant, elle n'avait pas une seconde à perdre.

Elle déplaça une armoire devant l'ouverture. Elle dut s'arquer et appuyer de toutes ses forces pour la bouger. Elle était pleine de bouteilles de désinfectant. Les chocs redoublèrent, comme des coups de tambours lancinants, à présent accompagnés du tintamarre des fioles en verre s'entrechoquant dans l'armoire. Diana la poussait contre la porte, elle espérait qu'elle tiendrait. Le bois en lui-même était résistant, mais les ferrures qui le maintenait au mur, c'était autre chose. Sous les coups, elles commençaient à s'arracher. Les gonds au trentième choc peut-être, finirent par sauter, elle avait perdu le compte. Durant un moment qui lui parut interminable, elle observa le bout de métal pendre lamentablement et ce si petit espace dégagé entre la porte et le mur. Elle n'osait plus respirer. Puis elle vit deux longs doigts maigres s'insinuer dans l'interstice. Elle s'écarta de la porte, frappée de terreur comme une toute petite fille martyrisée. Le sanglot bloqué dans sa gorge lui faisait mal.

Mais que lui avait écrit Arcas dans sa lettre ? Qu'elle était forte ? Une déesse élevée par une panthère et un lion. Et elle n'allait pas se laisser effrayer par cette créature grotesque. Elle se précipita sur l'armoire et la poussa de toute l'énergie qu'elle possédait, de toute sa colère. Et de la colère, elle en avait à revendre. La porte claqua. Un hurlement strident et sinistre à vous glacer le sang perça la nuit de Scutari. Elle comprit qu'il ne s'agissait pas seulement d'un cri de frustration, quand elle vit les deux doigts sanglants convulser sur le sol comme des queues de lézards tranchées. Tout redevint silencieux, mais elle continuait de peser sur l'armoire. Que pouvait-elle faire d'autre ? Elle n'allait pas se lancer à sa poursuite de nuit et désarmée ? Elle n'était pas folle.

***

– Ohé !

On frappa à la porte.

– Il y a quelqu'un ?

– Oui ! Répondit-elle presque surprise de pouvoir de nouveau parler. Est-ce vous docteur Menzies ?

– Mrs Cabell ?

Elle saisit un bocal de formol et à l'aide d'une pince, y glissa les doigts de la créature. Elle crut qu'elle allait avoir un haut le cœur quand ils se mirent à gigoter à nouveau.

Puis elle poussa le meuble qui bloquait l'ouverture.

Le docteur entra et regarda incrédule la porte et ses gonds arrachés qui pendaient. À l'extérieur le bois portait de longues et profondes griffures.

– Mais que s'est-il passé ici ?

– Je crains que la sécurité de cet établissement ne laisse à désirer, réussit-elle à dire avec un petit sourire navré.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant