Chapitre 52 (Partie 1) - Les fâcheux

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Le soir même, après le souper, Cassandre écrivit une longue lettre à son frère lui racontant tout ce qui lui venait à l'esprit.

Connaissant Arcas et voyant dans quel état d'esprit l'avait mis sa mésaventure à l'hôpital de Scutari, elle se doutait que bientôt il s'accrocherait à tout ce qui lui permettrait de ne plus penser à la guerre. Alors elle laissa courir sa plume sur des pages et des pages. Elle lui décrit tout, de l'absence de Joshua, à sa rencontre avec Hadès. Elle soupçonnait qu'il prendrait mal le fait de ne toujours pas être lié alors qu'il quittait Istanbul, une ville "infestée" de canidés avait-il dit, quand elle avait déjà DEUX chiens dans sa "meute", mais à quoi bon le lui cacher.

Elle lui parla aussi du rôdeur, de la bourse de répulsif marquée d'un symbole, de sa fatigue, d'Adriana, du découragement qui la guettait quelques fois.

Surtout et sur une page entière, en grands caractères rageurs, elle lui fit mille reproches.

Qui était cette Diana ? Elle voulait des détails.

Quel genre d'imbécile écrivait le nom d'une jeune femme dans une lettre si ce n'était pour en dire si peu par la suite ? Allons ! Lui, qui ne tombait jamais amoureux ! S'il l'était, elle voulait des détails.

La demoiselle était-elle digne de lui ?

Était-elle gentille ?

Aurait-elle assez de tripes pour devenir une Harispe d'Arlon ?

Et pourquoi donc ne voulait-elle que son amitié ?

Il ne s'était tout de même pas comporté avec elle comme le dernier des imbéciles ?

Il allait lui faire le plaisir de lui parler des vivants plutôt que des morts. Elle en avait besoin. Elle l'exhorta tout de même à la prudence, il ne devait pas révéler leurs secrets à la première venue même s'il était aveuglé par l'amour.

Elle glissa une des photos que Gaëlle lui avait remise dans son dernier courrier.

"Tu n'auras qu'à la donner à cette jeune infirmière pour ne pas quitter son esprit. "

***

Cette nuit-là, elle dormit particulièrement mal. Son sommeil avait été interrompu par des cauchemars.

Elle s'était réveillée, glacée d'une sueur acide, qui irritait sa peau, essoufflée, avec le sentiment d'avoir couru marathon. Mais sa course avait été un calvaire, ses jambes étaient lourdes, ses bras faibles. Pourtant elle devait courir, il lui fallait fuir ou peut-être rattraper quelqu'un. Comment savoir ? Tout était flou comme voilé par un épais brouillard. Assise sur son matelas, elle tenta en vain de retrouver le fil de ses pensées.

Découragée, elle se laissa aller sur les coussins glacés. Leur contact lui arracha un frisson.

Et nous sommes seulement en octobre songea-t-elle agacée. Autant vivre dans le cercle polaire.

Artie blottie contre son flanc, Hadès ronflant aux pieds du lit, elle passait en revue l'emploi du temps de sa journée et décida qu'elle ne se lèverait pas du tout pour la peine. Elle pouvait bien jouer les grandes dames oisives pour une fois et feindre d'être souffrante.

Cela la fit rire et Artie lui lança un regard interrogateur.

– Ce n'est rien, j'imagine simplement être quelqu'un d'autre.

C'est le moment que choisit Christine pour rentrer dans la chambre sans frapper.

L'intimité était évidemment un concept inconnu à Churbedley.

Que vous soyez fantôme ou serviteur, vous ne devez pas vous sentir concerné par le besoin de solitude de la châtelaine. Pourquoi faire ? Lui laisser le temps de se remettre de la longue journée de la veille ou de penser à son existence...

– Brrr ! Il fait tellement froid ici ! C'est sans importance. Milady il faut vous habiller immédiatement !

Cassandre se redressa dans son lit.

– Y-a-t-il un problème ? Un accident ?

– Non. Une visite.

Cassandre pensa aussitôt aux officiers de la police. Qui d'autre oserait rendre une visite à une heure si matinale ? C'était contraire à toutes les règles les plus élémentaires de savoir vivre.

– Mrs Stampton et ... ce Monsieur du bureau de poste.

Elle avait oublié ces deux teignes.

– Sont-ils sérieux ? Dis que je ne reçois pas.

– Je n'oserais jamais.

– Je persiste. En dessous du titre de baron, je ne reçois pas avant l'après-midi. Sois contente Christine. J'ai décidé de devenir snob. Va donc faire part de cet état de fait à ces deux hurluberlus !

– Mais Madame Stampton va me dévorer toute crue si je lui dis ça.

– Et ce serait terrible je suppose. Christine regarda sa maîtresse, ses yeux se remplissant de larmes, elle était terrorisée. Très bien puisque décidément personne ne souhaite que je puisse avoir une seconde de repos, sors ma robe de taffetas noir.

– La bleue vous va mieux.

– Je suis censée porter le deuil de mes parents. Je sais. C'est ridicule comme si se vêtir en noir était la seule façon de souffrir. C'est comme jeter ta douleur à la face du monde mais dans le fond cela ne veut pas dire grand-chose puisqu'il s'agit d'une obligation. Quoiqu'il en soit pour les personnes comme cette Stampton les apparences comptent plus que tout le reste.

Christine lassa son corset et boutonna sa robe noire dont la seule fantaisie était une modeste frise de dentelle. En trois coups de brosse, Lady Blake se coiffa d'un chignon simple, pas de fantaisie aujourd'hui, ni anglaises, ni rubans.

– Vous ressemblez à une gouvernante comme ça. C'est d'une tristesse insondable. Je pourrais faire une raie au milieu et deux petites nattes au-dessus des oreilles ? Cela pourrait égayer un peu votre mise.

– Plutôt mourir. Cette mode est absolument immonde. Jamais je ne serais coiffée comme une de ces filles aux cheveux gras et basses du front. Cela rendrait affreuse n'importe qui.

Elle avait été inflexible et avait tenu bon jusqu'au bout. À quoi cela aurait-il rimé de se mettre en peine pour ces énergumènes avait-elle pensé en prenant les escaliers.

Christine avait tout de même réussi à fixer une tresse autour du chignon, mais Cassandre ne le lui avait accordé que parce que la femme de chambre l'avait eu à l'usure, cela allait de soi.

Comme un agneau allant à l'abattoir, Cassandre se rendit dans le petit salon bleu, dernièrement refait à neuf dans des teintes bleues céladon s'accordant avec une ravissante collection de porcelaines de Chine qu'avait assemblé le précédent comte de Bronson.

Jordan pour sa part était introuvable dans le château, il y avait fort à parier qu'on ne verrait pas le bout de son grand nez durant plusieurs heures. C'était si commode de disparaître quand les fâcheux frappaient à votre porte.

Cassandre pourrait lancer Artie à ses trousses pour qu'elle le ramène par la peau des fesses, mais elle était d'une indulgence coupable envers le vieil homme.

Ces deux chiens à ses côtés, le majordome lui ouvrit la porte du salon avec toute la compassion du monde dans le regard.

Quand les loups se mangent entre euxWhere stories live. Discover now