Chapitre 78 (Partie 6)

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Lady Blake n'avait jamais vu de cimetière aussi grand que celui de Highgate.

Une fois passé les hauts murs qui le ceignaient, il semblait s'étendre à perte de vue sous les branches des arbres dénudés qui griffaient le ciel plombé. Son humidité glacée s'insinuait jusqu'à la moelle de vos os. Les grandes allées étaient bordées de mausolées d'inspirations antiques et exotiques, comme si le voyage des défunts vers l'au-delà ne pouvait pas commencer sans un premier dépaysement. Ce mélange hétéroclite, envahi de mousse et de lierre, était nimbé d'une forte odeur d'humus et de respectabilité surannée.

Mais Estelle ne faisait pas partie d'une riche famille, c'était une pauvre gamine de la campagne venue un siècle plus tôt à la capitale dans l'espoir d'une vie meilleure. Et on savait comment les choses avaient tournées. Quel que soit la responsabilité de la famille Blake (ou celle de la seconde épouse du 18ème comte de Bronson, pour être précis) dans sa mort, Joshua n'avait pas prévu de faire étalage de son sentiment de culpabilité en se montrant trop ostentatoire. Estelle n'en avait pas demandé tant, elle voulait simplement qu'on retrouve son corps et qu'il soit enterré dignement. Pas besoin de grands caveaux familiaux pour elle. En tout état de cause, comment les modestes Budic auraient pu acheter un emplacement aussi prestigieux ? Cela ne coïnciderait pas au plan des jeunes mariés de passer inaperçus et repérer les lieux sans éveiller les soupçons.

La petite assemblée suivant pieusement le cercueil, gagna donc une partie de la nécropole où s'étendaient des pierres tombales d'allure bien plus modeste. Les fossoyeurs avaient déjà préparé une fosse à l'intention de la défunte.

Joshua aurait dû avoir la satisfaction du devoir accompli, mais il avait du mal à ressentir un quelconque soulagement. Il savait qu'il devait faire bonne figure, mais on pouvait dire qu'il n'était pas mécontent d'être dissimulé par son chapeau. Car même s'il avait décidé d'enfin accepter ses dons et de les assumer, devoir rester stoïque, devant une dizaine de témoins, dans un cimetière où les esprits de morts en peine erraient sans but, tenait pour lui de la torture.

 Car même s'il avait décidé d'enfin accepter ses dons et de les assumer, devoir rester stoïque, devant une dizaine de témoins, dans un cimetière où les esprits de morts en peine erraient sans but, tenait pour lui de la torture

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Une fois la cérémonie terminée, Cassandre insista pour qu'on les laissa seuls afin qu'ils puissent se recueillir sur la tombe de cette chère vieille tantine Estelle. Quand elle eut vérifié que les curieux s'étaient éloignés, elle fit s'asseoir Joshua. Elle épongea son visage couvert de sueur malgré le froid mordant. Il ne savait pas très bien s'il devait aimer lui voir ce regard inquiet. Elle se souciait de lui aujourd'hui, il ne devait pas s'en plaindre et cela lui donnait de la force pensa-t-il en lui serrant la main avant de déposer un baiser au creux de sa paume. Il se releva et à présent qu'il n'y avait plus de témoins, il s'autorisa à déployer sa haute stature. Il pouvait voir les stèles alignées comme des dominos attendant la poussé qui les ferait toutes s'écrouler. Les âmes vagabondes passaient au travers sans même les faire frémir.

– Commençons par-là, proposa-il à Cassandre en prenant la direction d'une terrasse qui semblait être relativement épargnée par les fantômes.

Leurs pérégrinations durèrent plusieurs heures durant lesquelles ils gravèrent autant que faire se peut dans leurs esprits le plan des allées désertées par les vivants formant un maillage labyrinthique. Malgré leur application, ils se perdirent une demi-douzaine de fois, ce qui ne présageait de rien de bon s'ils devaient revenir ici à la nuit tombée. À cette seule pensée le sang de lord Blake se figea, la nuit les esprits avaient tendance à s'activer davantage.
Un enfant traînant une poupée de chiffon traversa les portes closes d'un caveau et frôla sa jambe. Il leva brusquement son visage livide vers lui. Joshua ferma les yeux pour se soustraire à son regard, quand il les rouvrit le petit s'éloignait et appelait désespérément sa mère qui ne viendrait jamais.

Lorsqu'elle le vit tirer sur le nœud de sa cravate et chercher douloureusement à prendre une goulée d'air, Cassandre entraîna son mari vers un endroit plus ouvert et moins inquiétant, plus fréquenté, mais par les vivants cette fois, ce qui l'obligea à reprendre une attitude voûtée.

– Cela vous amuse ? Demanda Joshua quand il la vit glousser.

– Vous ressemblez à une grosse tortue.

– Je fais de mon mieux, c'est très inconfortable, si vous saviez ce que ce peut être agaçant parfois d'être si grand !

– Brogan avait raison. Nous ne sommes pas faits pour l'espionnage.

Il eut un soupir dédaigneux.

– De la jalousie mal placée de sa part.

– Je suis d'accord, car vous êtes un as en la matière. Vous pourriez vous faire passer pour une petite grand-mère si vous le vouliez.

– Vous essayez de me changer les idées ?

– Est-ce que ça marche ? Vous reprenez votre souffle ?

– Un peu. Mais je suis certain que vous pourriez effectuer une diversion plus... efficace. Il lui fit un clin d'œil un rien goguenard. Il suffirait que nous trouvions un coin tranquille...

Cette remarque lui valut une taloche sur l'arrière du crâne qui lui enfonça le chapeau sur la tête.

– Nous sommes dans un cimetière ! Un peu de respect.

Un rire guttural secoua ses larges épaules.

***

Au nord du cimetière, non loin de l'église St Michael, ils trouvèrent une tombe récente aux vues de la couleur encore blanche de la pierre. Elle attira l'attention de Cassandre et elle décida de s'en approcher. Sur la stèle, couché près d'un vase contenant des fleurs depuis longtemps fanées, un tout petit chien noir et feu à peine plus gros qu'un lapin, les regarda s'approcher avec apathie. Cassandre se pencha sur lui et lui tendit la main, il la renifla comme par réflexe avant d'enfouir à nouveau sa petite tête entre ses pattes. Elle prit un morceau de pain grillé qu'elle avait toujours dans son sac et laissa la bonne odeur de pain frais lui chatouiller les narines. Il ne résista pas à l'envie d'en croquer un petit morceau avant de finalement le dédaigner. La petite bête fuyait son regard comme Joshua avait fui celui du petit garçon quelques temps plus tôt et quand elle voulut le prendre dans ses bras, refusant de le laisser dans le froid, il grogna, lui mordit les doigts avant de filer entre les croix de pierre, laissant derrière lui une lady Blake dépitée.

– Vous a-t-il fait mal ? Demanda le jeune homme en inspectant sa main.

– Non, il a à peine pincé. Il a dû avoir peur.

– Je pense qu'il attend surtout le retour de son maître, dit-il en désignant la tombe.

– Il va se laisser mourir. Comme les chiens-loups de mon arrière-grand-père. Il n'y a rien eu à faire. Ils ne voulaient même plus se nourrir, Arcas et moi essayons tous les jours de leur apporter de la viande, des douceurs, en vain.

– Et vous voulez sauver ce petit rat et lui courir après ?

– Ce n'est guère le moment je suppose.

– Nous attirons l'attention, nous devrions y aller, il nous reste beaucoup à faire avant ce soir. 

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Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant