Chapitre 67 (Partie 3)

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Accompagnées de Suardika et de Christine qui s'entendaient comme larrons en foire et de l'inoxydable duo de valets de Brogan, Gede et Denis qui suivaient toujours comme une ombre Miss Shaw, Cassandre et Gaëlle se rendirent en premier lieu dans les galeries d'art les plus huppées sur la Southampton Street. Cassandre s'y connaissait assez peu en matière d'art. Les seuls chefs d'œuvres qu'elle ait vus, était par le prisme des gravures des magazines illustrés.

L'aide de Gaëlle était donc grandement appréciée.

Lorsque l'on vit que la future comtesse de Bronson avait les moyens et était française, c'est naturellement que le premier marchant d'art de chez Goupil&Cie lui proposa une toile de Delacroix. Elle lui plaisait, elle l'acheta en négociant seulement pour le principe. Gaëlle faillit s'étouffer en entendant le prix.

En aparté Cassandre lui confia que si elles voulaient être prises au sérieux, avoir toute la considération possible et que les portes leurs soient grandes ouvertes, il fallait montrer qu'elles jouaient sérieusement. Pour être certaines que l'on parle d'elles dans toute la petite communauté des marchands d'art, elle acquit en prime et à prix d'or un William Turner, une vue marine enfumée.

Alors qu'elles passaient de salles en salles couvertes du sol au plafond de toiles, en écoutant les commentaires savants du vendeur, Gaëlle s'arrêta devant un mur, entièrement dévolus aux œuvres produites par un groupe d'artistes qui sévissaient depuis environ cinq ans. Ils se faisaient appeler les préraphaélites. Le galeriste eut beau faire la moue, en déclarant que Lady Blake méritait mieux que ces toiles plates et sans relief, la jeune peintre resta fascinée. Elle était particulièrement troublée par une grande toile d'un certain John Everett Millais qui se trouvait juste à hauteur d'yeux, elle ignorait pourquoi mais l'image de cette femme flottant dans une rivière lui semblait étrangement familière.

L'air de rien Cassandre, laissant son amie à la contemplation, demanda au négociant si le nom de Cordelia Shaw lui était familier :

– Non. Cela ne me dit rien, je suis trop jeune pour avoir connu cette période et cette succursale est assez récente Milady.

Elle continua en lui demandant s'il connaissait une femme ayant peint des toiles, il y a une vingtaine d'années ? Cela ne lui disait rien mais il pouvait faire quelques recherches ajouta-t-il pour rentrer dans ses bonnes grâces.

Il y avait peu de chance de trouver ce qu'elles cherchaient ici, car on y vendait soit des artistes célèbres, soit des œuvres récentes.

Le tour des galeries de cette rue ne donna guère plus de résultats. Cassandre acheta tout de même une dizaine d'autres toiles ainsi qu'une statue de marbre. Elles repérèrent tout de même certaines peintures de William Blake, étranges et hallucinées, et admirèrent certains paysages de John Martin dont le travail était contemporain de la mère de Gaëlle.

Elles décidèrent que la prochaine serait la dernière de la journée. Située un peu en retrait, cette boutique était beaucoup moins élégante que ces devancières. L'aspect de capharnaüm impensable et impensé, leur fit presque rebrousser chemin. Mais il vint à l'idée de Cassandre que c'était justement dans ce genre d'endroits que l'on pourrait trouver le travail d'une artiste inconnue.

Les deux valets, Christine et Suardika ainsi que les deux chiens se tenaient de part et d'autre de la porte dans un curieux effet de miroir.

Un vieil homme courbé mais doté d'une crinière blanche, sorti de derrière une étagère recouverte de statuettes de barbotine bariolées.

En voyant illustre clientèle potentielle qui venait de faire son entrée, il afficha un sourire allant d'une oreille à l'autre et il se plia, effectuant une révérence digne de la cour d'Espagne du siècle d'or.

– Mesdames ! Mr Mickaël, pour voir servir. Quel honneur de vous voir passer la porte de ma modeste boutique ! Je me targue d'avoir vu des merveilles tout au long de ma longue vie, certaines se trouvant ici même, mais jamais au grand jamais, je n'avais été aussi ébloui par tant grâce.

Gaëlle s'accrocha au bras de Cassandre et discrètement la tira vers la porte. Non ! Ce n'était pas possible, ce n'était pas une galerie d'art, mais un bazar. Sa mère avait du talent, elle ne pouvait être exposée au milieu de pareilles croûtes ! Si c'était le cas, elle préférait ne rien savoir d'elle et garder ses illusions pensa-t-elle.

Mais Cassandre ignora ses suppliques muettes et s'arracha aux crochets de ses doigts.

La tête haute, fière dans sa robe flambant neuve que miss Bailey, en un temps record, avait fait confectionner à sa taille pas plus tard qu'hier, elle avança vers le dandy vieillissant.

– Lady Blake et voici mon amie, miss Shaw. Depuis ce matin, nous parcourons les galeries les plus réputées de Londres à la recherche d'œuvres exceptionnelles pour habiller ma "petite" Blake House, ainsi que le domaine familial de mon mari dans le Gloucestershire. J'ai bien trouvé quelques babioles, mais quand j'ai dit vouloir plus original qu'un Turner ou un énième Gainsborough, que je désirais le genre d'œuvres qui font la joie des vrais connaisseurs, c'est votre nom, Mr Mickaël qui était sur toutes les lèvres.

– Milady ! Vous me flattez.

"Évidemment, qu'il l'était, personne n'avait jamais dit cela", pensa Gaëlle.

Il était donc établi qu'ils ne quitteraient pas la boutique, quand Cassandre avait décidé quelque chose, elle fonçait bille en tête. Artie trottina vers sa maîtresse, Hadès se coucha de tout son long contre la porte, formant un piège mortel et velu à toute personne à qui viendrait l'idée de rentrer, les deux femmes de chambres prirent deux chaises contemporaines d'Élisabeth Ire et s'y laissèrent tomber avec un soupir de soulagement dès que les patronnes se furent éloignées.

Cassandre s'avança au milieu du bric-à-brac et sous une épaisse tapisserie aux tons passés, elle repéra une table. Avec le mépris de ceux qui ne faisaient pas leur lessive eux-mêmes, elle tira l'étoffe poussiéreuse et dévoila trois pieds d'albâtre finement sculptés de griffon. Le marchand eut un sourire de matou satisfait.

– Nous sommes entre connaisseurs, je le vois bien à présent. Un vrai bijou : Italie, XVème siècle. Elle a appartenu à Laurent le magnifique en personne !

– Mr Mickaël ! Me prendriez-vous pour une dinde ! Elle est trop tardive pour qu'il l'ait connu, elle est clairement du XVIème !

– C'est vrai, mais s'il l'avait vue, il l'aurait adoré.

– Mettez-la de côté pour moi, voulez-vous ? Mais je m'attends à ce que vous me fassiez un prix honnête.

– Comment avez-vous su ? Demanda Gaëlle en aparté à Lady Blake.

– J'ai peut-être lu un article dans la revue le Magasin Pittoresque la semaine dernière. Elle lui fit un clin d'œil de connivence.


Elles avancèrent entre les rayonnages d'étagères surchargées, les panneaux hauts de plusieurs mètres recouverts de toiles, les claies où s'en entassaient d'autres, parfois encadrées parfois non.

Il arrivait que Cassandre s'arrête et mettent de côté un vase, une statuette, Gaëlle lui conseilla quelques natures mortes qui sous une épaisse couche de crasse avaient l'air de bonne facture.

– Je suis intriguée. D'où vous vient une collection si variée ? Demanda la meneuse de loups en s'arrêtant devant un crocodile empaillé.

– Mon secret, ce sont les successions, les gens héritent de la grand-mère, du grand-oncle... tant qu'on parle de monnaies sonnantes et trébuchantes, aucun souci, mais hors de question de s'encombrer de la broderie de mamie ou des souvenirs du Grand Tour de tonton. La plupart ne savent pas ce qu'ils possèdent mais sont ravis de s'en dessaisir.

– Je vois, mais disons que ce qui m'intéresse, ce soit des tableaux datant d'une vingtaine d'années ou un peu plus, de ce courant qu'on appelle le romantisme. Serait-il trop tôt pour les retrouver dans votre caverne d'Ali baba ? Les grands-mères et les grands oncles avaient-ils ce genre de toiles entre leurs porcelaines de Wegdwood et leurs tapis persans.

– Milady ! Vous doutez de moi ! Bien sûr que j'ai de quoi faire votre bonheur. Suivez-moi. 

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant