Chapitre 63 (Partie 1) Jour de perm en Crimée

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Crimée 1854

On ne pouvait pas dire que le quotidien en Crimée était une partie de plaisir, bien qu'Arcas fût mieux loti que beaucoup. Il était confortablement installé et il pouvait se vanter d'avoir chaud dans sa tente grâce au poêle qu'il y avait installé. Contrairement à lui, la plupart des soldats devaient passer leurs soirées dans les petites cabanes de pierres sèches qui servaient de cuisine à la recherche d'une chaleur chiche avant d'affronter le froid des nuits sur les plaines venteuses bordant la mer Noire.

Bien plus difficile à supporter que le froid, était la routine des repas, le manque de variété, la pénurie de produits frais. Le moindre kilo de pommes de terre se vendait au prix faramineux d'un franc, un chou à deux francs ! Avec de tels tarifs et la rareté de ce que les vendeurs pouvaient proposer aux plus offrants, difficile d'améliorer les vivres de campagne fournis par l'armée, qui se limitaient à de la viande fraîche une fois par semaine : généralement pas trop mauvaise, des conserves de roast-beef : mangeables, de la viande en poudre : une hérésie immonde et des kilos de fayots et autres flageolets.

Arcas bénissait la solitude que lui offrait une tente personnelle.

Dix jours étaient passés depuis la dernière bataille qui avait vu périr tant de cavaliers anglais dans cet entonnoir qu'était la vallée de la Balaklava. Pour l'instant les russes se terraient derrière les murs de Sébastopol, ils reprenaient des forces et on pouvait compter sur Menchikov pour établir une nouvelle stratégie. Quelques escarmouches avec des escadrons de reconnaissance égrenaient des journées monotones, mais rien de comparable au dernier carnage. Le moral des troupes anglaises avait durement souffert de cette charge vaine. Le mécontentement gonflait. N'étaient-ils que de la chair à canon sacrifiable à merci se demandaient les troupes ? Les officiers qui poussaient leurs petites pièces de bois sur leurs cartes, sous leurs tentes d'état-major avaient-ils seulement conscience que c'était des hommes qu'ils envoyaient à la mort ?

Ce jour-là Arcas avait réussi à se libérer pour rendre visite aux survivants qu'il avait aidé le 25 octobre. "Allez donc tâter le pouls de nos alliés" lui avait dit le général Bosquet. Le colonel Darmin qui se tenait à côté de lui, avait regardé le jeune lieutenant, s'apprêta à faire une remarque, sans doute sur la longueur de ses cheveux comme à son habitude, mais pour une raison qui lui échappa, il se ravisa et alla se ranger bien sagement derrière de général. C'est qu'il avait peur le bougre ! Arcas sentait d'où il était l'acidité de sa frayeur. Tant mieux ! Sa bouche s'étira dans ce qui ressemblait vaguement à un sourire, dévoilant ses dents blanches et la longueur inhabituelle de ses canines. Le colonel pâlit et poussa un soupir de soulagement qui fit rire Bosquet quand le baron s'éloigna sur son cheval.

Nathan Brogan s'était installé dans la petite ville sise le port de Balaklava, comme nombre d'officiers britanniques qui louaient des maisons abandonnées par leurs habitants craignant la guerre. Les gradés les plus fortunés comme le fameux lord Cardigan avaient même fait venir leurs yachts pour ne pas être privés de leur petit confort même aux confins de l'Europe. S'écharper à grands coups de sabre, oui ! Mais dormir dans un lit de camps auprès de soldats dont certains n'étaient que des fils de paysans... le sens du devoir avait ses limites.

La cité portuaire avait pris des faux airs de cour des miracles. L'armée anglaise était composée d'hommes venant des quatre coins de l'empire, des indiens, des canadiens, des australiens... Avec eux, les bateaux déchargeaient des denrées, des armes, des chevaux en flot continu, qui en convoi, rejoignaient les campements avancés dans les collines.

Les rues étaient devenues boueuses après des pluies des derniers jours et l'on s'y enfonçait de plusieurs pouces à chaque pas, l'ensemble allait rapidement devenir insalubre. Les mines fermées des hommes qu'il croisait lui laissaient présager le pire quant à l'état des survivants de la brigade légère.

Pourtant la dizaine de soldats qui s'étaient installés dans la petite pièce blanchie à la chaux qui tenait lieu de salon à Brogan, riaient et discutaient joyeusement. Il y avait bien le jeune Brown qui sursautait au moindre bruit et avait du mal à calmer le tremblement de ses mains mais sans les quelques bandages visibles jamais on ne se serait douté de l'épreuve que ces hommes venaient de traverser.

Arcas devait avouer qu'il était assez admiratif de la façon dont le frère d'Aidan se comportait. Il s'était imaginé, avant de le rencontrer, un homme imbu de sa personne. Le genre de gars à ne rentrer dans l'armée que pour le prestige de l'uniforme. Mais visiblement, il avait eu tort. Nathan était apprécié et admiré pour son courage et nombreux étaient ceux qui après la bataille, s'étaient accroché à lui comme à une planche de salut au milieu d'un océan d'horreurs, et loin de les repousser à l'eau, il les avait accueillis à ses côtés. C'est plus que n'aurait fait beaucoup d'officiers. Il y a des hommes qui ne révèlent le meilleur d'eux même que dans l'adversité. Le fils aîné des Brogan était semble-t-il de ces hommes-là.

Après quelques heures, Arcas quitta la maison et promit de revenir bien vite rendre visite à ses nouveaux amis, il se décida à passer par le port avant la nuit, dans l'espoir de peut-être y croiser le soldat Cole ou le major Sawyer. Mais c'est Jimmy qui descendant d'un bateau en provenance d'Istanbul, lui fit de grands gestes dès qu'il l'aperçut. Son uniforme voyant avait certains avantages.

‒ Lieutenant ! Lieutenant ! J'ai une lettre pour vous de Mrs Cabell. Et un cadeau. J'avais interdiction même d'y jeter un coup d'œil.

Quand Arcas reçut des mains du jeune Jimmy la lettre de la si belle Diana, accompagnée d'un bocal. Il se dit : Quelle chance d'être tombé amoureux d'une femme si attentionnée ! Il s'agit sans doute d'un pot de miel, de confiture ou alors de fruits au sirop pour améliorer l'ordinaire d'un pauvre soldat en campagne loin des délices de la grande ville. Un pauvre hère esseulé comme lui aura besoin de force pour affronter les épreuves de la guerre.

Diana avait le cœur si généreux !

Le jeune baron ne se faisait guère d'illusions. Il y avait fort à parier que le froid, la faim et les maladies feraient plus de victimes que les balles russes. Qui mieux qu'une infirmière pouvait en avoir autant conscience qu'un homme sur le front. Et la belle de ses pensées, effrayée de le savoir à la merci d'un sort si affreux, lui faisait une tendre offrande ! Arcas débordait d'amour. Il devait se retenir de ne pas déserter et de prendre le premier bateau en partance pour l'ancienne Constantinople. Il mourrait d'envie de serrer son "fragile ange" dans ses bras.

‒ Et comment va-t-elle ? Elle serait trop fière pour me dire qu'elle est malheureuse dans ses lettres ?

‒ Elle a beaucoup de travail, ça la fatigue, et miss Nightingale ne l'aime pas beaucoup. Ça n'aide pas.

‒ Comment ça ?

‒ Je vais pas vous apprendre ce que c'est que la vie ? Quand on met un paon à côté d'une poule maigrelette et déplumée. C'est dur pour la cocotte d'attirer l'attention.

‒ Qu'est-ce que c'est cette image Jimmy ?

‒ Je dis seulement que Mrs Cabell, on l'a à la bonne à l'hôpital, les médecins lui demandent son avis et tout ça, et comme elle est jolie, les vieilles filles aigries... elles aiment pas ça. Voilà ce que je dis, moi.

Arcas lui ébouriffa les cheveux et lui donna une pièce pour sa peine puis il retourna à son cheval.

Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant