Chapitre 76 (Partie 6)

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– Grâce à votre capacité à blanchir l'argent, je suppose ?

Aidan but une gorgée de thé. Il avait toujours eu le pressentiment que Gaëlle s'exposait à des déceptions en s'interrogeant sur le passé de sa famille. Peut-être avait-il ressenti, enfant, les réserves de sa propre mère, ou alors était-ce seulement son instinct ? Mais cette histoire était pire que ce qu'il avait imaginé.

– Oui, blanchir l'argent... c'est bien pratique. Mais ma compétence à faire oublier l'est bien davantage. Moi, mes amis... je peux à peu près tout faire disparaître de vos souvenirs. C'est l'avantage d'être un faé. Vous me paraissez troublés mes enfants.

Les deux jeunes gens avaient suspendu leurs gestes.

– Je ne crois pas savoir ce qu'est un faé. La jeune femme examina plus précisément ce qui l'entourait. Les plantes séchées accrochées aux poutres, les carillons aux fenêtres, les motifs d'arabesques peints sur les murs, et les couleurs irisées de l'aura de Lammermoor qui lui donnait l'impression de regarder des ailes de papillons exotiques. Elle avait immédiatement su qu'il s'agissait d'un surnaturel, mais elle ne se souvenait pas en avoir déjà vu un de la sorte.

– On pourrait dire que je suis une fée.

Gaëlle et Aidan se dévisagèrent alors en chien de faïence. Des meneurs de loups, des mediums, des trouveurs, des fantômes... et maintenant des fées bedonnantes à rouflaquettes.

– Vous vous attendiez à une petite créature gracieuse pas plus grande qu'un pouce, habillée de pétales de fleurs ? Je suis une éternelle source de déception. Désolé.

Nous, les Faëries, vivions loin des hommes dans les terres sauvages, à la frontière des mondes, de toute éternité. Mais les humains sont comme la gangrène, ils rongent tout. Plus les années s'écoulaient, plus ils usurpaient nos territoires, alors pour survivre, nous nous sommes mêlés à eux, cachés sous leur nez. Mais nous n'avons pas oublié qui nous étions réellement. Nous nous réunissions parfois pour de grandes danses à la nuit tombée. Nous étions incapables de nous en priver. C'était la dernière chose qui nous reliait à l'autre-monde. Il arrivait que des humains passent par-là, nous les incluions dans nos cercles, nous nous amusions un peu avec eux, puis nous effacions leurs souvenirs au matin, leur laissant l'impression d'avoir traversé un rêve. Lorsqu'ils nous croisaient au marché, ils nous observaient du coin de l'œil, ne sachant pas pourquoi ils avaient rêvé de leurs voisins dansant sous la lune. Seulement, quand les époques se faisaient plus difficiles, que le pain manquait et que tous cherchaient des boucs émissaires à abattre, nous autres, les étranges voisins, nous devenions des cibles idéales. Les danses innocentes sous la lune, dans les esprits malades, devenaient des sabbats à la gloire du diable et combien des miens ont-ils fini, brûlés, noyés, pendus ? Pas même besoin d'un Trouveur, un simple doute suffisait. Et lorsque les seigneurs ont chassé les paysans de leurs terres et rasé les bois sacrés, les quelques-uns des nôtres qui avaient survécu, se sont retrouvés complètement démunis. Nous étions coupés de nos attaches et de notre histoire, de la source de nos pouvoirs. Tout ce qui m'est resté, à moi qui suis né dans les taudis d'Édimbourg, c'est ce don d'effacer les souvenirs.

Et jamais je ne l'avais utilisé à si grande échelle, j'ai bien failli y laisser la peau, mais comment aurais-je pu ne pas aider les Seaghach ?

Pour réussir à réunir tous ceux que nous avions croisés lors de notre vie londonienne Délia a organisé l'une des dernières grandes soirées ayant eu lieu dans les jardins de Vauxhall avant qu'ils ne sombrent dans la déchéance. Tout Londres était invité et nous avions fait en sorte que tous les participants oublient leurs hôtes du soir, en quelles circonstances ils les avaient rencontrés, combien d'argent ils leur avaient confié, durant quelles soirées ils avaient partagé une danse ou une conversation. Les convives avaient abusé du champagne et ils ne se rappelaient plus comment ils s'étaient retrouvés dans ces jardins, ils avaient suivi des connaissances qui connaissaient quelqu'un qui connaissait quelqu'un et la musique ici était si entraînante qu'ils étaient restés même s'ils ne voyaient pas qui pouvait bien être l'organisateur de la soirée. Il y avait bien cet homme de belle allure qui accueillait tout le monde, mais ils ne le remettaient pas, ce devait être un étranger. Mais quelle importance ! Ils avaient tous passé un si bon moment, qu'ils ne regrettaient même pas d'avoir la migraine le lendemain. Ils ne s'étaient jamais pas autant amusés.

Quand les loups se mangent entre euxWhere stories live. Discover now