Quand les loups se mangent entre eux

Chapitre 75 (Partie 5)

Ce n'est pas parce qu'il avait mis un terme à la menace que représentait le caporal (même s'il devait admettre qu'il n'était pas le seul responsable de cet état de fait) qu'Arcas pouvait parcourir le no man's land comme s'il se rendait à un pique-nique champêtre dans le bois de Vincennes.

La zone restait toujours aussi dangereuse.

Les tireurs embusqués russes ne se limitaient certainement pas aux deux victimes de Blanchard et inévitablement certains attendaient, cachés dans quelques trous d'accomplir leur mission pour la plus grande gloire de leur Mère Patrie. En outre, des créatures en tout genre dont quelques strygois à n'en pas douter parcouraient le terrain. Harispe avait l'intime conviction d'en avoir deviné les silhouettes élancées, au loin à de nombreuses reprises depuis son arrivée en Crimée et il n'y avait aucune raison à sa connaissance pour qu'ils aient désertés ces lieux de mort et de carnage. Les belligérants les avaient tacitement conviés à un festin de rois.

Puis bien sûr, le Lechi était toujours là ! Et il ne devait pas se trouver dans le meilleur des états d'esprit à son égard. Arcas était un fou imprudent, mais ne poussait pas la démence jusqu'à l'inconscience quel que soit l'idée qu'en avait les femmes les plus importantes de sa vie. Il savait donc parfaitement que l'on n'abordait pas un monstre capable de découper un être humain en deux sans un minimum de respect et de précautions, que vos intentions soient belliqueuses ou non.

En conséquence de quoi, Cerberus et lui s'approchaient de la forêt sans prendre le moindre risque. Ils se terraient d'abri en abri comme des rats. Encore et encore. Ce qui n'était guère flatteurs.

Au loin à l'est, le ciel commençait à se teindre d'un gris violacé quand enfin ils atteignirent leur objectif.

En marchant vers les troncs des bouleaux qui lançaient leurs longues silhouettes spectrales à flanc de falaise, Arcas avait le sentiment de ne plus tout à fait être dans le monde des vivants, il commençait une ascension vers les limbes, lui qui avait toujours imaginé le monde des morts sous terre. Mais qu'en savait-il ? Les Blake se sentiraient peut-être moins perdu que lui dans ces lieux. Ils y seraient plus à leur place. Ils comprendraient ce à quoi ils faisaient face.

Une brume légère s'accrochait aux cimes des arbres blancs qui recouvraient les pentes abruptes. Rien à voir avec la purée de pois qui avait entouré leur première rencontre avec le dieu de la forêt. Arcas et son chien avaient donc tout le loisir de profiter de l'étrange paysage.

Sous les branches dénudées des bouleaux, drapées de brouillard, des cornouillers aux écorces pourpres teignaient d'un éclat sanglant le sous-bois.

Arcas trouva une voie d'entrée dans ces entrelacs, une piste de gibier presque impraticable.

Cerberus, aux aguets, à ses côtés, le jeune homme s'enfonçait toujours plus avant, laissant derrière lui les remugles de la guerre et de l'humanité.

Ici la terre dégageait un agréable parfum d'humus qu'il n'avait plus eu le loisir de sentir depuis des mois. Le hululement d'une chouette. Le froissement duveteux de ses ailes dans l'air de la nuit. Le glapissement d'un renard qui appelait son partenaire. Les stridulations des grillons qui ignorant la saison se lançaient dans un concours de chant. Comme il était curieux, à trois mille kilomètres du Lot, de retrouver ces odeurs et ces bruits familiers, qu'il associerait toujours au foyer et à la tranquillité de la nuit, là où même les plus fanatiques évitaient les bois d'Arlon. Jusqu'à cette tragique nuit près d'un an plus tôt du moins.

Le temps avait passé si vite depuis.

Il lui arrivait encore de se croire chez lui lorsqu'il émergeait du sommeil. N'entendait-il pas, venant du couloir, la voix rauque de son père pestant contre son épouse qui rangeait si bien les choses qu'on ne les retrouvait jamais ? "Tu n'as qu'à ranger tes affaires toi-même" lui répondait-elle pour le taquiner avec son accent chantant du Languedoc.