Chapitre 54 (Partie 1)

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Comme l'avait présagé Aidan, les jours suivants ne furent pour Gaëlle qu'une longue succession de désillusions.

Si retrouver son père, disparu vingt ans plus tôt lui avait parfois paru être la pire des gageures alors qu'il s'agissait un homme d'affaire qui comme l'avait décrit Maître Cotton était "flamboyant", dénicher ce September, un petit notaire sans envergure était un exercice impossible.

Elle avait remonté patiemment, et d'abord pleine d'espoir, la Lombard Street.

Elle avait frappé à chaque porte, jour après jour.

Elle était même entrée dans chacune des nombreuses banques qui parsemaient la rue en souhaitant que peut-être quelqu'un se souviendrait d'un "obscur notaire qui avait officié près d'ici, il y a deux décennies durant quelques temps".

Après avoir été dévisagée de toutes les manières possibles, elle recevait toujours la même réponse : Non. Cela ne me dit rien. Demandez à la porte d'à côté. Ce qui équivalait plus ou moins à un : Aller voir ailleurs si j'y suis et arrêtez de me casser les oreilles avec de vieilles histoires dont tout le monde se contrefiche. C'est la City ici, le temps c'est de l'argent.

Ce mercredi, après plusieurs heures, les pieds couverts de cloques dans ses souliers neufs, Gaëlle se sentait épuisée. Malgré tout elle ne voulait pas s'avouer vaincue. Elle s'accorda donc une petite pause sur l'un des bancs de l'église St Edmund the King avant de continuer ses recherches. Les églises n'étaient-elles pas censées offrir un refuge aux voyageurs fatigués ?

Celle-ci était l'une des cinquante-deux dont Christopher Wren avait dirigé l'édification au XVIIème siècle. Cet architecte n'avait pas chômé pour reconstruire la ville après le grand incendie qui avait détruit Londres en 1666 expliqua-t-elle à Suardika. La femme de chambre, visiblement hermétique aux enseignements historiques se laissa tomber à sa droite avec un soupir de soulagement sonore, alors que les deux valets qui les escortaient, avaient préféré rester près de la porte, debout, aussi impassibles que des gardes royaux.

Une dame d'un certain âge qui assise de l'autre côté de l'allée, faisant ses prières, lança aux deux jeunes femmes un regard à la fois outragé et courroucé qui lui donnait de faux airs de gargouille.

Gaëlle lui sourit malgré tout, par réflexe. Cela faisait des jours qu'elle se forçait à dévoiler ses dents à tous ceux qu'elle rencontrait, ses joues lui faisaient mal et elle avait l'impression que ses lèvres s'étaient soudées à ses gencives

Leur voisine se leva brusquement et vint se planter devant Gaëlle comme si elle s'apprêtait à la faire passer au peloton d'exécution.

– Puis-je savoir ce que vous faites ici ? Siffla-t-elle entre ses dents. Elle promena sur les cheveux roux de la jeune femme un regard ouvertement réprobateur. Gaëlle y était habituée, elle savait que certaines personnes considéraient qu'elle était une fille perdue seulement à cause de leur couleur.

Elle ne se laissa pourtant pas impressionner par l'attitude agressive et l'impolitesse manifeste de cette grenouille de bénitier. Et lui expliqua qui elle cherchait depuis des jours dans le quartier.

À sa grande surprise, la dame se souvenait effectivement qu'un petit homme avait repris l'étude du charmant Maître Lagny. Mais il ne lui avait pas fait bonne impression, c'est à peine s'il saluait les gens et ne fréquentait pas l'Église. Si ce n'était pas une honte qu'un tel individu ait repris l'étude d'un monsieur si pieux, si poli, si serviable et avec le cœur sur la main en plus. Ses bureaux étaient au 21, adresse où Gaëlle était déjà passée et où personne ne se rappelait de lui. Non, Mrs Fennimore, car tel était le nom de la gargouille, ne savait pas où était son logement, ni de quelle partie du Wessex il était originaire. Tout ce qu'elle savait de lui, c'était que les visiteurs de son bureau et leurs grosses voitures bloquaient à l'époque la rue sans se soucier des riverains. Il était une nuisance et Gaëlle et ses serviteurs basanés l'étaient aussi, ajouta-t-elle avec une moue méprisante.

Outrée, Gaëlle se leva et en pivotant pour partir, écrasa le pied de cette affreuse rombière sous son talon. Elle entendit un craquement de mauvais augure mais quitta l'église sans un regard en arrière.

***

Le soir même, elle rentra, abattue et nauséeuse à Theobald Street. Elle offrit un pauvre sourire à Komang quand celui-ci lui l'accueillit dans l'entrée. Elle nota immédiatement qu'il ne semblait pas à l'aise. Il regardait en direction du bureau d'Aidan avec appréhension et sans l'aider à se débarrasser de son manteau, il la poussa doucement vers l'étage. Mais la porte s'ouvrit et un homme d'une cinquantaine d'année apparu.

Habillé avec élégance, son visage émacié en lame de couteau affichait une apparence aristocratique, avec son front haut et ses cheveux brillants, striés de blancs plaqués en arrière. Ses yeux d'un noir profond sous ses paupières lourdes se fixèrent sur la jeune femme. Ses lèvres fines mais bien dessinées s'étirèrent en un sourire appréciateur. Il s'inclina avec grâce sans la lâcher du regard et vif comme un serpent s'empara de sa main pour l'embrasser avec une insistance qui la mortifia.

– Je ne peux me tromper ! Vous ne pouvez être que cette chère Miss Shaw ?

– C'est bien moi ! Répondit-elle en s'éloignant de lui autant qu'elle le put. Aussi discrètement que possible, elle essuya le dos de sa main sur son manteau.

– Mais voyez comme elle se trouble ! Nathan ne m'a pas menti, vous êtes la plus délicieuse des créatures.

– Crawley ! Gronda Aidan debout dans l'encadrement, les sourcils froncés, affichait une mine féroce. Jamais Gaëlle ne l'avait vu avec une expression aussi féroce. Je pensais que vous partiez, ajouta-t-il.

– Je faisais la connaissance de...

– Cela suffit ! Brogan saisit Gaëlle par le poignet et l'attira derrière lui, faisant muraille de son corps. Elle se blottit contre lui, les doigts crispés sur le satin de son gilet, trop heureuse de se soustraire à la vue de cet individu.

Le dénommé Crawley saisit sans se presser la canne au pommeau d'or et le chapeau haut-de-forme que lui tendit Komang. Toujours souriant, il s'inclina à nouveau.

– J'ai été charmé de faire votre connaissance Miss. Brogan. C'est toujours un plaisir de faire affaire avec vous.

Sous ses mains, elle sentait les muscles du dos d'Aidan se contracter. Il ne se détendit qu'une fois la porte d'entrée close. Le majordome s'y appuya et tourna la clef dans la serrure.

Quand les loups se mangent entre euxWhere stories live. Discover now