Chapitre 76 (Partie 5) Gabriel

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 – Cet homme a été pendu pour avoir assassiné vingt-six personnes !

Lammermoor hocha tristement la tête.

– Au départ, il œuvrait comme tous ses confrères résurrectionnistes, déterrant les morts fraîchement mis en bière. Cela leur permettait à lui et son fils de vivoter sans trop de risque puisque si ces actes étaient moralement répréhensibles, ils se trouvaient dans un vide juridique et si Angus avait continué sur cette voie il n'aurait pas risqué davantage qu'un peu de prison.

Mais vous vous doutez bien qu'il n'en est pas resté là. Un jour l'un des frères d'Erin revint à Édimbourg. Peut-être avait-il senti la présence de Gabriel, qui sortant de l'enfance voyait chaque jour éclore dans ses veines les dons de la famille de sa mère ? Ou voulait-il s'assurer du destin d'Erin ? Nous ne le saurons jamais car Angus le tua dès qu'il eut franchi le pas de sa porte. Cette fois Gabriel était témoin. Son père vendit le corps. Pourquoi le laisser se perdre ? Il était frais et lui rapporta davantage que les autres, il en tira certaines conclusions. Par la suite, il invitait des vagabonds à dîner, les saoulait et une fois qu'ils étaient ivres morts, il les aidait à rendre cet état plus définitif.

Gaëlle était livide, ses mains tremblaient sur sa tasse. Impitoyablement, Abhainn continua, insensible à sa détresse. Il avait les yeux dans le vague et déroulait son histoire comme la partition perforée d'un orgue de Barbarie sinistre.

– Les chirurgiens à qui Angus vendait les cadavres ne pouvaient pas ignorer de quoi il retournait. Une telle quantité de corps ! Mais la science valait bien le sacrifice de quelques pauvres hères que personne ne regretterait et qui trouvaient dans leur mort plus d'utilité qu'ils n'en avaient eu dans la vie ! Pour le bien du plus grand nombre, pour la science, pour leur propre gloire, pour leurs portefeuilles. Mais ils n'étaient pas les seuls témoins indirects des crimes d'Angus. Leurs étudiants n'étaient pas tous des crétins envoyés là par leurs familles qui ne savaient que faire d'eux, ni tous de jeunes loups si obsédés par leurs études qu'ils auraient été aveugles au reste. Ils s'en trouvaient de suffisamment observateurs pour noter cet afflux de chair fraîche sur les tables d'autopsies de la ville, ils ne leur restaient plus qu'à attendre, cachés devant la porte de leurs professeurs qu'Angus colporte sa cargaison macabre mensuelle.

– Et ils l'ont dénoncé, déduisit Aidan.

– Le dénoncer ! Bien sûr que non ! Ils lui ont passé des commandes. D'abord des corps et puis leurs demandes se firent plus exigeantes et précises. Ils voulaient des jeunes filles, vivantes, saines et rousses de préférences. Ils payaient bien et si Angus n'obéissait pas, ils menaçaient de le dénoncer aux autorités. Il n'avait pas cherché à discuter, il était arrivé à un point où il ne se sentait plus concerné par la morale. Seulement, il rencontra rapidement un problème qui l'empêcha d'accomplir sa mission, attirer des demoiselles, même sans le sou était autrement plus délicat que des ivrognes ne se souciant plus de rien d'autre que du prochain verre de gin qu'ils arriveraient à trouver. On avait bien appris à ses enfants à se défier des étrangers bizarres. Par contre, un adolescent souriant, ayant hérité de la beauté de sa mère n'éveillait autant de méfiance... Elles tombaient entre ses filets sans se débattre. Gabriel m'expliqua plus tard ignorer ce que faisait exactement son père pour gagner leur pain et payer ses études. Lorsqu'il lui demanda de l'aider il le fit naturellement. Il pensait que les jeunes filles étaient vendues à des maisons de plaisirs, il n'était tout de même pas naïf au point de croire qu'il faisait cela pour leur bien, mais il était bien loin de se douter du sort que leurs réservait leurs commanditaires. Quand l'une d'entre elle fut retrouvée, éventrée flottant dans le lock Leven, Gabriel ne put se voiler la face plus longtemps et prit de plein fouet l'horreur des actes de son père et des siens. Il ne voulait plus être mêlé à cela et il ne pouvait pas laisser son père continuer ses méfaits. Il paya une lavandière prussienne pour qu'elle accepte de témoigner contre son père, mais celle-ci parlait si mal la langue qu'on ne comprit pas vraiment ce qu'elle disait, un mal pour un bien de son point de vue. Qu'importe. Angus fut arrêté et il décida d'avouer les morts liées aux dissections. Les honorables professeurs d'anatomie n'avaient pas hésité longtemps avant de révéler que ce misérable bossu leur livrait ses victimes dont ils ignoraient évidemment qu'elles avaient été assassinées. On ne remit pas en doute la bonne foi de si riches et si respectables individus. Mais malgré des interrogatoires particulièrement musclés, l'ancien marin ne confessa jamais son lien avec la disparition des jeunes filles. De toutes les façons avec vingt-six morts reconnus à son actif, la seule issue était la potence. Et il ne dénonça jamais son fils bien qu'il ait forcément su de qui venait le premier coup de poignard.

Quand les loups se mangent entre euxWhere stories live. Discover now