Chapitre 66 (Partie 2)

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Arcas se glissait, rampait presque le long des plis du terrain du no man's land, se fondant dans la nuit.

Il s'approcha silencieusement du premier bastion visible, une palissade d'ajoncs entourant un terre-plein d'à peine un mètre de haut. Il saisit son long couteau et se glissa d'un bond à l'intérieur, mais il était vide. À terre, roulées en boule, il y avait des couvertures encore tièdes. Un homme, non deux, le deuxième avait des pieds de fillettes au vu de ses petites empreintes, venaient de quitter ce refuge. Ils ne devaient pas être loin, peut-être étaient-ils embusqués quelque part à attendre qu'un imbécile ne tombe dans les mailles de leur filet. Il s'aplatit au sol. La terre était imprégnée par l'odeur nauséabonde d'un sang aigre et ferreux qui lui fit plisser les narines de dégoût.

Sans qu'il puisse s'en empêcher, une désagréable réminiscence vielle de plusieurs années surgit dans son esprit.

Il y avait un abattoir près de son école militaire, et lorsqu'on avait seize ans, pour prouver que l'on n'était plus un blanc-bec et éviter de se faire bastonner par les plus âgés, il fallait y passer la nuit et en revenir avec une relique macabre, un foie ou un cœur. C'était l'un des pires souvenirs de sa vie encore aujourd'hui. Le parfum de la peur des bêtes qui attendait la mort qu'elle savait proche, de leur sang qui s'écoulait dans les rigoles le long des murs, la lumière de la lune passant entre les barreaux, dessinant des ombres longilignes et griffues... ces sensations le hantaient encore aujourd'hui. Et étrangement alors qu'il avait assisté à des batailles qui avaient fait des milliers de victimes, il entendait toujours les mugissements terrorisés des bœufs dans ses cauchemars, qui à présent se mélangeaient avec les rugissements des canons, les hennissements des chevaux et les cris des mourants. Comme si les malheurs étaient une boule de neige dégringolant une pente et accumulant plus de bruits, plus de rage, plus d'horreurs à chaque révolution. Il fut parcouru par un long frisson glacé à l'idée de ce à quoi ressembleraient ses pensées lorsque cette guerre serait finie.

Un bruit l'extirpa de sa transe. Il entendit un râle d'agonie lointain comme un écho à son délire.

Des falaises qui surplombaient la plaine, s'écoulait lentement une masse brumeuse qui couvrait peu à peu la campagne. Elle semblait épaisse et visqueuse, et bien qu'il n'en soit pas certain, il avait l'impression que le cri qu'il venait d'entendre venait d'elle, comme si elle était une entité dévoreuse qui avait achevé une victime avant de passer à la suivante. Inlassablement, elle s'approchait et Arcas pouvait à présent percevoir des échos de grattements, de frottement d'étoffes épaisses, des bruits de pas rapides sur la terre humide, tout cela surgissait du brouillard dans le désordre, sans qu'il puisse savoir le où, ou même exactement le quand.

Il saisit son fusil quand la lune lui dévoila une silhouette mouvante à deux cent mètre. Mais à peine avait-il eu le temps d'épauler, qu'elle avait été à nouveau avalée par l'obscurité. Il se décida à sortir de son abri de fortune. Lui qui maudissait le brouillard un instant plus tôt, voilà qu'il lui offrait une protection involontaire alors qu'il rejoignait une autre construction humaine bâclée qui sous la lumière rougeoyante de la lune perçant à travers les nuages, prenait l'allure grotesque et monstrueuse d'une araignée ventrue et hérissée de pointes barbelées.

Appuyé contre la carcasse renversée et éventrée d'un briska, le fusil pressé contre sa poitrine le jeune français scrutait les ténèbres et espérait repérer à nouveau sa cible.


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Quand les loups se mangent entre euxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant