Chapitre 23 : La valse des souvenirs

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26 FÉVRIER 1975

Retourner à La Scierie - maison de mon enfance située au cœur des Alpes, non loin de Chamonix - pour la célébration en l'honneur de mon grand-père fut une expérience étrange. D'une part parce que, ma famille ne roulant pas sur l'or, je n'avais plus mis les pieds en France depuis notre déménagement, c'est-à-dire depuis l'été de mes cinq ans, et d'autre part parce que, ce même été, je pouvais encore affirmer entretenir des relations normales avec Jake, Marly et Arthur. L'idée de fouler le seuil de cette maison dans laquelle j'avais fait les quatre cent coups avec Jake, de cette chambre que j'avais partagée avec Marly, de toutes ces pièces où je nous revoyais encore jouer, unis, presqu'une dizaine d'années plus tôt, me serra le cœur autant qu'il me l'emplit d'un espoir fou, celui de revenir à cette époque bénie, sans doute la meilleure de ma vie.

J'avais cependant bien conscience que c'était stupide. Les lieux ont certes le pouvoir de nous plonger dans des ambiances que l'on pensait disparues, mais même avec toute la volonté du monde, La Scierie n'avait pas dans ses murs la force de nous réunir à nouveau. Aussi, après une brève escale à la Parenthèse Enchantée, réplique française du Chemin de Traverse où nous changeâmes de Portoloin, je résolus à mettre un frein à mes espérances tandis qu'on se matérialisait près du vieux puits de la cour.

La nuit étant déjà tombée sur les Alpes du Nord, je n'aurais en théorie pas pu affirmer qu'il s'agissait bien là du lieu de notre atterrissage, mais je reconnaissais la masse imposante de ce puits qui nous avait si souvent protégés lors de parties de cache-cache. Visiblement sensible aux mêmes détails que moi, c'est sans la moindre hésitation que mon père trouva la direction à emprunter pour rejoindre la maison et nous entraîna dans son sillage, fendant la couche de neige encore immaculée qui avait recouvert la terre.

— Vous prenez vos anciennes chambres, les enfants ? nous proposa ma mère une fois la porte ouverte, les caches des fenêtres enlevés et un feu allumé dans l'âtre pour réchauffer le rez-de-chaussée.

Je retins une grimace. Je m'étais attendue à devoir partager ma chambre avec Marly, bien sûr, mais la perspective ne me réjouissait pas pour autant : cela faisait une éternité que nous ne nous étions pas retrouvées seules toutes les deux. Je me saisis néanmoins de la pile de draps posée à mon intention et entrepris de gravir les escaliers, souriant de nostalgie en constatant que je n'avais pas oublié où se situait la marche piégée, celle sur laquelle il ne fallait surtout pas marcher au risque de se retrouver coincé jusqu'à ce que quelqu'un ait la bonté de nous aider à récupérer notre jambe.

Arrivée en haut, je retrouvai avec la même facilité le chemin jusqu'à ma chambre, constatant sans grand étonnement que moins de pas m'étaient désormais nécessaires pour parcourir la distance qui séparait le palier de la porte. Lorsque je poussai celle-ci et entrai, Marly sur mes talons, j'eus l'impression d'avoir remonté le temps. Bien que mieux rangée que lorsque nous l'occupions encore, notre chambre n'avait pas bougé d'un pouce. Il y avait toujours ce papier peint rouge pâle, toujours cette commode de chêne verni qui nous avait autrefois servi de mur d'escalade, toujours ces deux lits jumeaux situés de part et d'autre de la fenêtre, entourant une table de nuit où une boule de chevet à l'abat-jour jaunie était posée.

— Je peux avoir les draps, s'il-te-plait ?

La voix de Marly me fit revenir à la réalité et je m'empressai de lui tendre draps et taie d'oreiller. L'imitant, je m'approchai de mon lit pour en ôter la couverture protectrice et le préparer à m'accueillir. J'en étais à border soigneusement le tout lorsqu'un scintillement anormal attira mon attention sur la commode. Je ne l'avais pas remarqué jusqu'alors, mais un petit manège de métal et de bois était négligemment posé devant la glace qui la surmontait, abandonné. Je jetai un regard au dos de Marly qui lissait sa taie d'oreiller et le prit entre mes doigts, soufflant délicatement dessus pour en ôter la poussière, qui se répandit dans les airs en arabesques crayeuses. Je connaissais ce manège mieux que n'importe lequel des objets qui avaient fait mon enfance. Car c'est le seul qui n'appartenait à aucun de nous en particulier et à nous tous à la fois. Et que je l'avais complètement oublié depuis ce jour où nous avions refermé la porte de La Scierie et étions partis pour Loutry-Ste-Chaspoule.

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