Chapitre 44 : Repeindre le monde

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MAI 1981

L'enterrement des Stevens eut lieu cinq jours après l'attaque, dans le calme d'un petit cimetière situé dans la périphérie de York. La mise en terre d'Alex, elle, dut attendre trois semaines de plus, repoussée une première fois par la préparation accrue que requérait son corps, lourdement écrasé par l'éboulis de pierres qu'avait causé l'explosion, puis une seconde par l'analyse du médecin légiste dépêché par le Bureau des Aurors afin d'identifier le sort utilisé par les Mangemorts pour détruire la Pomme d'Or, ma boutique et les immeubles environnants.

Je ne garde des deux enterrements que des souvenirs épars et désordonnés. La vision des silhouettes pelotonnées des parents de Mr Stevens devant la tombe béante de leur fils et de leur belle-fille, les larmes qui creusaient des sillons humides sur les joues de Becca, le bras en écharpe de Nathan, les fleurs timides du cerisier sous lequel Alex fut enterré, à Glasgow. Quelques sons, aussi. Le rossignol qui pépiait depuis le buisson voisin et s'exprimait mieux qu'aucun de ceux venus rendre hommage aux parents de Becca, le chuintement des pétales de rose que nous lâchions tour à tour sur le cercueil d'Alex, les protestations du gravier écrasé par les roues du fauteuil dont Thomas, tout juste sorti de l'hôpital, ne se relèverait plus jamais.

Mais je me souviens surtout du vide. Celui laissé dans l'assemblée par Angel, toujours dans le coma, celui que laisserait la Pomme d'Or sur le Chemin de Traverse, celui qui avait envahi les yeux de Will, paradoxalement plus estropié dans son corps valide que Thomas avec ses jambes paralysées. Un vide que je ne savais pas comment combler, que je n'étais à vrai dire même pas sûre de pouvoir combler un jour.

Et pourtant, qu'est-ce que je le désirais ! Dès que je visitais Angel à l'hôpital et que je fixais son visage endormi qui ne se réanimerait peut-être plus, dès que Becca se blottissait contre moi la nuit, dans mon lit que j'avais accepté de partager avec elle depuis que sa maison lui avait été arrachée avec ses parents et leur gagne-pain, je sentais ma propre impuissance m'étouffer, et voir le même sentiment se peindre sur les traits de Theo lorsque lui, Becca et moi prenions nos repas tous les trois, serrés dans notre petite cuisine, était loin de suffire à me réconforter.

— Je ne sais pas quoi lui dire, confiai-je au brun une nuit où, incapable de dormir, j'avais cédé la totalité du lit à Becca et m'étais réfugiée sur le canapé, une tasse de thé entre les mains.

— Parce que tu sais qu'il n'y a rien à dire. Tu es passée par là, toi aussi.

J'eus envie de lui dire qu'il se trompait, que lui et moi avions peut-être perdu une mère, mais que ce n'était rien à côté de Becca qui avait perdu parents et foyer en l'espace d'un après-midi. Mais je me tus, trop lassée par cette conversation que je regrettai déjà d'avoir lancée, lui préférant le geste dépourvu de sens que décrivit ma tête en venant se nicher dans le creux de son épaule.

— Becca ira mieux, affirma Theo après avoir embrassé mon front. C'est nul à dire, mais c'est vrai. Il faut juste qu'elle se rappelle de ce qui lui reste et que ça lui donne envie de vivre à nouveau malgré tout ce qu'elle a perdu.

— Et Angel ?

Je ne voyais pas son visage, mais je sus qu'il fronçait les sourcils quand il me demanda :

— Comment ça, Angel ?

— Tu crois qu'elle aussi il suffit qu'elle se souvienne de ce pourquoi elle vivait avant pour qu'elle rouvre les yeux ?

Il comprit sans que je n'explique d'où me venait cette question.

— Tu as croisé Mrs Wade en allant la voir, cet après-midi ? devina-t-il.

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