Chapitre 19 : Ça

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TW : deuil parental


FÉVRIER 1978

Je fus celle qui m'occupait de tout. De remplir et d'envoyer les papiers de réservation de Portoloin au Ministère, d'écrire les lettres à destination de ma grand-mère et de nos amis demeurés en France, de préparer une chambre pour la première lorsqu'elle vint nous rejoindre, de rassembler suffisamment d'argent et d'affaires pour que nous ne manquions de rien une fois à la Scierie. C'est aussi moi qui choisis la tenue d'inhumation et contactai le cimetière sorcier de Chamonix pour qu'il nous fournisse un Mage célébrant et un lieu pour la cérémonie de la Donation. Maintenant que j'y pense, c'est même moi qui préparai à manger et fis les courses.

— Le Portoloin partira demain matin à dix heures treize, avertis-je tout le monde la veille de notre départ pour la France.

Mon père hocha la tête, mais en gardant les yeux si douloureusement baissés que je ne sus pas s'il acquiesçait ou s'il reposait juste ses cervicales.

— Ça commencera après-demain à quatorze heures, ajoutai-je tout de même.

Ça. L'unique synonyme des mots qu'on craint trop pour prononcer. Dans ma bouche, il ne cachait pourtant pas grand-chose de ce qu'on allait avoir à affronter. Pas assez en tout cas, parce qu'il fit monter les larmes aux yeux de Jake et Marly, et que le silence alourdi de la cuisine ne finissait plus d'en murmurer l'écho. Enterrement, souffla-t-il à mon oreille. Je ne pus supporter son aveu et quittai la pièce.

Le matin suivant, nous partîmes pour la Scierie par le fameux Portoloin de dix heures treize. Si elle n'avait pas changé depuis notre bref passage pour la cérémonie en l'honneur de mon grand-père, trois ans plus tôt, j'eus l'impression de mettre les pieds en terrain inconnu. La Scierie que j'avais aimée n'était plus là. Je ne m'identifiais ni à ses fenêtres obscurcies par la neige ni au feu qui brûlait dans son âtre. Peut-être parce que, pour la première fois, c'était moi qui avais tiré les rideaux pour tenter d'éclairer le séjour et Jake qui avait enflammé les quelques bûches dénichées par Arthur. Quoique. Le vrai problème n'était pas qu'on ait fait toutes ces choses, mais plutôt que personne ne nous ait dit de le faire. Ça laissait un creux.

Ça.

***

— Alicia ? Tu dors ?

— Non, Marly.

— Je peux venir dans ton lit ?

— Oui.

Un froissement de draps, quelques pas menus sur un parquet déjà trop foulé et un corps se lova contre moi.

— Tu sais déjà quel souvenir tu vas prendre pour la Donation ?

— Non.

Un sanglot s'échappa de la gorge incontestablement serrée de ma sœur.

— Moi non plus... J'arrive même plus à voir les beaux moments qu'il y a eu avant ça...

Ça.

Je me redressai à la vitesse de l'éclair.

— Je te demande pardon ? Il y en a eu des milliards ! N'importe quel jour depuis ta naissance !

Je n'eus même pas la bienséance de fermer la porte de la chambre avec douceur quand j'en partis et elle claqua violemment dans le silence de la nuit. Mais quelle importance, au fond ? Personne ne dormait.

***

Le lendemain, lorsque nous entrâmes dans la salle communale prêtée pour la cérémonie de la Donation, Marly avait trouvé son souvenir et proposa même de commencer. Je me vois encore la regarder faire, portant sa baguette à sa tempe et en tirant un filament argenté à qui elle fit décrire un cercle et adopter une forme de bulle dans laquelle on pouvait la voir, enfant, jouer à « à dada sur mon bidet » sur ses genoux.

Life Always RestartsWhere stories live. Discover now