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Le site de l'Apollon Smintheion, en pleine nuit, à peine éclairé par un fin croissant de lune, avait une triste allure, indigne de son importance réelle. C'était là que l'Histoire avait débuté pour nous, c'était là que les dieux étaient descendus pour la première fois à Midgard. Aujourd'hui cependant, le lieu pittoresque n'était qu'un pâle reflet de sa grandeur d'antan. De l'immense et antique temple ne restaient que des morceaux de colonnes épars, des vestiges de marches, et des terrains herbeux irréguliers. À l'instar des ruines de Troie, où les visiteurs ne pouvaient se promener que sur des chemins prédéfinis et admirer de loin les restes d'une des plus célèbres guerres entre Æsir et Vanir, ici, l'ensemble du site archéologique avait été transformé en une sorte d'attrape-touristes géant.

Je n'y étais personnellement venue que trois ou quatre fois, à l'occasion de petites expéditions dans les autres Mondes, et je n'étais jamais arrivée par l'entrée des visiteurs. Les Maisons avaient toutes leur portail, dissimulé aux humains par une illusion permanente – le genre de service pour lequel ils payaient chèrement les magiciens de la Confrérie. Mon entrée d'aujourd'hui était une première dans ma carrière... et j'espérais bien que ce serait la dernière fois que je devrais subir ce genre de traitement. Parce que là, à voir le portail bleuté qui scintillait doucement près des ruines, je me doutais que les trente hommes que je discernais malgré leur invisibilité n'étaient qu'un avant-goût de ce que les deux Kaiser s'apprêtaient à déchaîner pour me tuer une bonne fois pour toutes. C'était à la fois extrêmement flatteur, et très frustrant.

La température était clémente, l'air sec, et le ciel dégagé, à l'exception de quelques rares nuages qui masquaient les étoiles. Quand une volée de coups de feu déchira l'air, la quiétude magique du lieu se rompit brutalement. Soudain, les trois silhouettes étrangères à la Confrérie se redressèrent brusquement, anxieuses.

Il y eut un silence dans mon oreillette, puis une plainte anxieuse :

— Attention, elle n'est pas...

La fin de la phrase se transforma en un gargouillis écœurant. Je dus détourner le regard, nauséeuse à l'idée de voir ma fratrie se faire étriper, faillis m'arracher l'écouteur, mais me contins. Je ne pouvais plus me permettre ce genre de comportement. En face, ils n'auraient aucun remords ; c'était donc à moi de faire la part des choses et d'accepter certains compromis et certains sacrifices.

— Putain, vous avez des p'tites têtes... grommela Éris après une vingtaine de secondes de hurlements paniqués.

J'entendis des bruits de frottements tandis qu'elle réajustait le casque, qu'elle avait probablement arraché à l'un des Loki. Puis, elle lança bien audiblement dans le micro :

— R.A.S en bas, Lilith.

— Magnifique, merci ! répondis-je sur les fréquences communes. Salut Adam !

Le silence se fit lourd. Dans ma poitrine, mon cœur battait fort. Adam devait ressentir les mêmes sensations que moi en ce moment même : cette pointe de peur, mêlée à une profonde colère, un peu de sueur sur les paumes, une voix qu'il fallait affermir un peu. En vérité, je n'en menais pas large. Je me souvenais de son expression, quand je l'avais vu au volant du van, dans ce café que j'avais fui à Istanbul. Sa rage intense, brûlante, dévastatrice.

— Tu pourrais te montrer quand même... maugréa-t-il finalement.

— Pour me faire tirer dessus ? Merci mais non merci. On avait un accord, je veux Blade.

Le nom faillit un instant se bloquer dans ma gorge, mais je le fis passer en y mettant un peu de volonté. Prétendre que je ne savais pas que Blade était déjà mort. C'était peut-être la raison pour laquelle Ekrest s'était d'abord gardé de me l'avouer : pour me simplifier le rôle que j'endossais.

Le Cycle du Serpent [II] : L'Alliance des DéchusWhere stories live. Discover now