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Nous nous étions rencontrés à Midgard, par un total hasard. Ma mère, une femme particulièrement intelligente pour sa mortalité, avait dissimulé ma naissance à la connaissance de tous, et surtout de la Maison de Thor. Elle descendait elle-même d'une fille de Freyja – les meilleurs mensonges comportent toujours un soupçon de vérité – et elle connaissait suffisamment le monde magique pour savoir que ce n'était pas ce qu'elle me souhaitait. Elle m'avait couvée, protégée, peut-être même un peu étouffée, allant jusqu'à passer un accord avec un nain de passage à Midgard pour qu'il enchante notre maisonnette et que ma magie ne soit pas repérable.

Puis, elle était morte. Comment, je ne savais pas, pourquoi, je ne savais pas non plus. Elle était sortie un soir, et je ne l'avais plus revue pendant les jours qui avaient suivi. Je suspectais qu'elle ait refusé de payer une part du prix du nain, parce que quand son corps était apparu, presque magiquement, sur le canapé du salon, un matin, il était intact. Aucune trace de combat ou de blessure, pas la moindre éraflure. Pas de marque d'usage de magie non plus, semblait-il.

— Un serment sur le Leiptr ? releva Skadi, perplexe.

— Peut-être, admis-je avec un haussement d'épaules. Je n'ai jamais retrouvé ce nain, et elle a toujours refusé de me dire son nom, donc impossible de savoir.

Je laissai passer un temps, réfléchissant, assemblant les pièces de cette nouvelle identité. Qui était Kira ? Que voulait-elle, qu'aimait-elle ? Qu'est-ce qui lui manquait suffisamment pour s'engager dans cette quête désespérée en plein milieu de Jötunnheim ? Car on ne s'engageait pas impunément sur le territoire des géants.

Mentir était devenu une seconde nature, avec les enseignements d'Ekrest. Construire une personnalité, réelle et tangible, suffisamment éloignée de la mienne pour ne pas éveiller les soupçons, créer une histoire en quelques minutes à peine... Et ensuite se laisser porter par le courant, s'immerger dans cette nouvelle identité au point de devenir elle, le temps d'une mission, d'une soirée, d'une rencontre.

— Après ça, j'ai commencé à vadrouiller. Ma mère m'avait toujours avertie des menaces, de ce qui risquait d'arriver si un Thor mettait la main sur moi.

Le nom du dieu roula sur mes lèvres, faillit ne pas passer, tant l'habitude de l'éluder était présente. Mais je me forçai, crispant les poings sous la table.

— C'est à dire ? releva Skadi, ayant certainement perçu la petite hésitation.

— Le sens de la... famille... des Thor...

Le rictus m'échappa, et cette fois, le nom passa sans mal.

— Leur absolue hégémonie sur tout le monde, y compris eux-mêmes. On ne réchappe pas de l'emprise familiale, à moins de commettre un crime pour s'en arracher. Et encore, à ce moment-là, il vaut mieux apparemment mourir que de devenir un renégat.

Skadi se fendit d'un rire de pierre, froid et cassant.

— Vu comme ça... Hamershot, qu'en penses-tu ?

Kalyan laissa un sourire sardonnique affleurer à ses lèvres, si juste et réaliste que, l'espace d'une seconde, j'eus froid dans le dos. Mais je l'avais déjà vu jouer le jeu, prétendre qu'il était un Hamershot et qu'il aimait le pouvoir qui allait avec, alors qu'en vérité, c'était loin d'être le cas. Mais aujourd'hui en particulier, il tenait son rôle comme un acteur professionnel. Le véritable Kalyan avait disparu, enterré tout aussi profondément que la véritable Lilith, sous une gangue de froideur, de cynisme et d'insensibilité.

— La famille est sacrée, voyons. C'est aussi ce que j'essaie de lui apprendre...

Il haussa les sourcils envers moi, et je fronçai le nez, gamine.

Le Cycle du Serpent [II] : L'Alliance des DéchusWhere stories live. Discover now