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Après une trentaine de minutes de marche sur une immense racine glissante et couverte de givre, le vent s'apaisa. La neige cessa de tomber en diagonale, pour ne former qu'un rideau lisse, faussement impénétrable. Dans le calme presque surnaturel qui s'installa, uniquement troublé par les craquements étouffés de la poudreuse sous nos semelles, le monde autour de moi semblait prendre un tout autre aspect. Je voyais toujours aussi peu qu'avant, mais l'air piquant dans mes poumons et la pâle clarté qui filtrait à travers les nuages et illuminait les flocons, donnaient à la scène une beauté surréaliste.

Émerveillée, je tendis les mains, observai le tissu noir de mes gants se parer d'étoiles éphémères. Le régulateur interne de ma combinaison les empêchait de demeurer là plus d'un centième de seconde, mais l'effet de scintillement de leur fonte était sublime. Un sourire nostalgique affleura sur mes lèvres, malgré ma gorge nouée par l'émotion. Ma mère adorait la neige. Dès les premières chutes, elle partait en montagne, et m'embarquait avec elle, qu'importe que j'aie neuf mois ou trois ans. Je n'en avais pas gardé beaucoup de souvenirs, mais je me rappelais clairement l'hiver avant sa mort.

Elle avait loué un chalet dans un coin perdu au milieu de nulle part. Encore aujourd'hui, je ne connaissais pas sa localisation, malgré des recherches intensives. L'espace de quelques semaines, nous avions été totalement seules. Isolées de l'univers entier, le Ragnarök aurait pu arriver que nous ne l'aurions pas remarqué. Je me rappelais qu'elle était partie à la chasse une fois, au début de notre séjour, m'avait laissée seule quelques heures avec la promesse que je serais sage. Elle était revenue avec un cervidé massif, dont les contours étaient flous dans ma mémoire, qui avait constitué notre unique réserve de viande durant notre séjour. Je me rappelais avoir passé des heures à jouer sur la fourrure rêche, amusée et étonnée de découvrir qu'elle n'était pas du tout aussi douce que les dessins animés la faisaient paraître. Je me rappelais nos courses-poursuites dans la neige profonde, nos vadrouilles en montagne, nos balades en traîneau tiré par des lynx qu'elle avait apprivoisés d'un regard et d'une caresse. Je me souvenais de l'aura d'affection et d'amour qui l'entourait à chaque instant, de la douceur infinie de ses sourires et mon cœur se tordait un peu plus à chaque fois que les réminiscences affluaient.

Ma mère n'était plus là. Ekrest n'était pas là. J'avais collaboré avec les Thor. J'avais tué Vanessa. Ma famille – ou sa cheffe en tout cas – m'avait trahie. Toute la belle petite vie d'Élite, que j'avais passé plus de dix ans à construire était partie en fumée en quelques semaines.

Je m'immobilisai, le souffle court, les poumons en feu. Mon nez glacé me picotait, mes yeux s'embuaient. Je pris une inspiration saccadée, expirai en essayant de contrôler mon souffle. J'avais l'impression d'être revenue dans la salle de waterboarding, trachée obstruée, sillons de sel froids sur les joues. Je ne les avais même pas sentis couler.

Je reportai mes yeux sur les flocons qui pailletaient ma combinaison, me remis en marche alors qu'Åke et Selvigia me rattrapaient. Aucun des deux ne fit de remarque sur mon arrêt inopiné. Nous continuâmes à avancer, pas après pas, chacun enfermé dans le mutisme. Je ne pouvais pas m'empêcher de ressasser mes choix passés. Si j'avais eu raison de les faire. S'ils avaient été justes, s'ils avaient été cohérents. Le fait que toutes les réponses tendent vers non m'angoissait. Je ne voulais pas devenir cette autre, solitaire et égoïste, qui travaillait pour elle-même. Elle m'effrayait. Elle était indépendante et elle pouvait faire ce qu'elle voulait, mais elle était aussi douloureusement seule. Aucun soutien, de la part des siens comme de la part d'étrangers. Aucune limite infranchissable, pas même morale.

Cette autre, que je devinais lovée quelque part sous mon crâne, était un serpent. Venimeux et dangereux. Si elle désirait sa revanche, elle la prendrait. Si elle voulait tuer juste pour tuer, elle le ferait. Je savais qu'au fond, il n'y avait qu'une mince frontière entre elle et moi. Parce que l'autre, l'inconnue, c'était moi, sans les barrières que ma Confrérie et mon éducation m'imposaient. C'était si simple, au fond, de sauter le pas. Se renier encore un peu plus, remettre en cause le dernier lien qu'il me restait : celui du sang. Oublier les miens.

Le Cycle du Serpent [II] : L'Alliance des DéchusWhere stories live. Discover now