Partie 3 : De foudre et de sang

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Il considère en silence l'immense autel de pierre sur lequel ses frères et sœurs sont tous morts par sa faute. Le sourire de la géante qui le fixe est cruel, aussi sanglant que la lame qui vient d'égorger Iomi. Elle se repaît de sa souffrance silencieuse, de ses larmes, de l'horreur qu'il ne parvient à exprimer qu'au travers de tremblements incontrôlés et de sanglots étouffés.

Je préfère t'avertir, mon prix n'est qu'une vérité. Mais ce n'est pas le vrai prix de ce cette information. Le souvenir des mots de Mímir est comme un couteau enfoncé dans la plaie. Ce sont les clefs elles-mêmes qui te causeront le plus de souffrance. C'est à elles que tu paieras le tribut de la connaissance.

Ni vénale ni opportuniste, Iomi a été sa seule véritable amie ces derniers temps. La seule à qui il a pu confier ses doutes sur son rôle, sa peur de ne pas être à la hauteur, ses certitudes d'être un imposteur. La seule qui est restée avec lui parce qu'il était Levi et non pas parce qu'il était l'Élu. Le dieu décapité a dit vrai, évidemment. Voir ses compagnons se faire égorger puis dévorer un à un a été une souffrance perpétuelle, un étau d'effroi, de douleur et de haine.

Mais voir le corps d'Iomi se faire démembrer par les géants, entendre le son atroce de la chair molle qui se déchire, des bruits d'éclaboussures du sang qui gicle, c'est plus qu'il ne peut en supporter.

| † | † |

— On m'a dit que tu as supplié pour me parler...

Adam relève lentement la tête. Ses muscles étirés, déchirés, affaiblis par les privations, luttent pour se contracter. Dans son visage boursoufflé et congestionné, ses paupières gonflées et bleuies se soulèvent au ralenti. Il semble lutter pour respirer.

Ekrest s'approche de lui à petits pas, lui adresse un sourire qui serait presque amical, s'il n'y avait ses iris étincelants d'une haine à peine contenue. Il attrape le tabouret laissé dans un coin de la petite pièce, le glisse sous les pieds d'Adam, qui touchent à peine le sol. Ce dernier se met péniblement debout dessus, vacille. Ses genoux flanchent, il glisse, bataille pour se redresser et laisser un peu de repos à ses bras enchaînés au plafond qui, depuis des heures, supportent le poids de son corps amaigri.

— Qu'est-ce... qu'est-ce que vous voulez de moi ? parvient-il à proférer à travers sa mâchoire déformée.

Il tressaille quand l'Élite qui lui fait face ricane, acide et mauvais.

— Juste te faire payer. On sait, de la bouche de ta chère et tendre Emma, qui venait souvent nous rendre visite, que tu étais au courant pour nous.

Adam baisse la tête, prend une inspiration nerveuse. Ce sont les premiers vrais mots que l'un de ses bourreaux lui adresse depuis une éternité. D'habitude, ils sont muets, imperturbables. Il n'y a que leurs yeux et leurs gestes pour exprimer leur rage sanguinaire.

— Je suis dés...

— Ta gueule, l'interrompt Ekrest, le visage fermé.

Il donne un coup de pied dans le tabouret, qui valdingue. Les chaînes crissent quand le corps, rattrapé par la gravité, s'effondre. Adam hurle, les bras tordus, écartelé vif.

Déjà, la porte de la pièce a claqué.

| † | † |

Elle a cherché refuge dans le seul endroit qui lui est réellement familier. Une petite cabane à trois fenêtres, cachée dans les ténèbres du Labyrinthe qui entoure le Manoir. L'endroit où Åke et elle ont grandi, l'endroit qu'ils ont construit, une éternité plus tôt. L'endroit où elle a trahi leur mère.

Les mythes racontent que c'est Kvasir qui a vu dans le feu les restes du premier filet de pêche, créé par Loki. Ils disent que c'est en recréant ce qu'il a vu qu'ils ont réussi à deviner où Loki se cachait et comment le capturer.

Ils ne mentionnent jamais que, quand Odin, Kvasir et Thor sont arrivés dans la cabane, il y avait une petite fille terrorisée par sa mère qui leur a montré comment tisser le filet.

C'est ici qu'Åke lui a dit que, s'il la retrouvait un jour, il la tuerait.

Aujourd'hui, la menace paraît plus tangible que jamais. Terrorisée même entre les murs du Manoir qu'elle a bâti, elle s'est réfugiée dans le passé, à l'époque où Åke et elle étaient seuls contre le reste du monde. L'époque où ils s'étaient promis de toujours rester ensemble. L'époque où, juste tous les deux, ils savaient être heureux.

— Emyja... murmure-t-elle doucement. Je m'appellais Emyja.

Le nom ramène un fourmillement dans sa nuque, une nuée de souvenirs. Mais Emyja est celle qui a trahi sa mère, et cette facette d'elle-même, elle l'a profondément enterrée, jusqu'à presque la faire disparaître. Elle est devenue Synnöve, elle a choisi de fuir. Elle s'est oubliée dans cette nouvelle identité, elle a enfermé à double tour les fantômes du passé.

Sauf qu'Åke n'est pas un fantôme. Et elle n'est pas assez folle pour croire qu'il a oublié.

| † | † |

Le Cycle du Serpent [II] : L'Alliance des DéchusWhere stories live. Discover now