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Nous avions établi notre campement dans un immense plateau vide, gris et rocailleux, balayé par les vents, éloigné de toute civilisation. D'épais nuages bas masquaient en permanence le soleil, le sol était dépourvu de toute forme de végétation à part d'épaisses herbes rudes et des broussailles hérissées d'épines, et la roche magmatique s'effritait sous mes pas rythmés. C'était le domaine de Skadi, déesse de l'hiver et épouse de Njörd, un désert de pierre, vide et aride, où mes seuls compagnons étaient le vent qui hurlait dans mes oreilles et les réflexions qui ricochaient sous mon crâne.

Cela faisait plus d'une heure que j'étais partie. Åke, qui avait pris la veille matinale, m'avait simplement regardée sortir sans me poser de question. J'avais couru, si loin que j'avais un instant douté de pouvoir retrouver mon chemin, droit devant moi, en priant peut-être de croiser un Jötun esseulé sur lequel je puisse déverser ma colère. Mais il n'y avait eu personne, rien que du brouillard, du vide et un silence étouffant, aussi dense que les nappes de nuages qui stagnaient sur le plateau.

Maintenant que la première fureur était passée, il ne restait que le trouble. Les doutes, les incertitudes, la rancœur, les souvenirs. Le vide béant dans ma poitrine, que mes inspirations régulières ne parvenaient pas à combler. J'avais mal. Car, au bout du compte, j'avais abandonné mes idées de revanche durant mes années d'entraînement avec Ekrest. Je n'avais pas intégré l'Élite de la Confrérie pour massacrer aveuglément des Thor, ou accomplir une vengeance. Tout le long de ces quinze années passées à me perfectionner, à devenir la plus efficace et la plus puissante possible, n'avaient été vouées qu'à un seul but. Protéger la famille qui me restait de mon mieux. Pas nécessairement par amour ni reconnaissance, seulement parce que nous partagions notre sang, et que c'était déjà un motif suffisant pour que le monde veuille nous anéantir. Pour que d'autres de ma fratrie n'aient pas à souffrir d'une perte comme la mienne.

Et, au fond, j'avais moi aussi tué des parents et des enfants. En général, je m'étais débrouillée pour qu'ils partent ensemble vers Helheim, mais certains cas ne me l'avaient pas permis. La famille Weller par exemple, mon premier meurtre. Le couple était mort, mais je ne savais pas vraiment ce qui était advenu de leur fils. Il pouvait très bien être au fin fond des prisons de la Confrérie comme décédé depuis des années, je ne m'étais jamais intéressé à son cas. J'avais beaucoup de sang sur les mains, beaucoup de meurtres sur la conscience. Dans l'absolu, rien ne me différenciait d'un Njörd comme Max, d'une Thor comme Emma, d'un Odin ou d'un Freyr.

Les silhouettes distantes des tentes apparurent soudain dans le brouillard. J'avais rebroussé chemin il y avait déjà un moment pour ne pas me perdre, et ça faisait une dizaine de minutes que je cherchais le campement par le flux magique qui en émanait, et que je pouvais capter en me concentrant un peu. Mais, à la vue des silhouettes rassemblées au centre, qui émettaient des vibrations énergétiques peu accueillantes, j'accélérai brusquement, tendue.

Je déboulai entre les tentes au pas de course, toutes mes réflexions précédentes chassées par l'acide odeur d'ozone qui me brûlait le larynx, et tombai sur Kalyan, en position défensive, étincelles porteuses de mauvais souvenirs crépitant au bout de ses doigts. En face de lui, Åke, menaçant, avait formé entre ses paumes deux petits éclats de lumière à l'aspect pointu, redoutablement menaçants. Je m'interposai d'un bond, au moment où l'une des aiguilles d'énergie quittait la main de mon demi-frère et filait vers le Thor, meurtrier. L'attaque se brisa sur mon bouclier sphérique érigé à la hâte, que j'avais préparé en voyant l'éclat intense des projectiles d'Åke, forte de mon expérience de ses méthodes de combat. Mes mains tremblèrent sous la puissance l'impact, un frisson de terreur courut le long de mon échine quand je sentis la volonté de tuer qu'il avait mise dans le mouvement.

— Qu'est-ce qui se passe ? aboyai-je presque. Et où est Selvigia ?

— Je suis là, lança l'interpellée en sortant le nez de sa tente. Je ne voulais pas m'en mêler.

Le Cycle du Serpent [II] : L'Alliance des DéchusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant