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— Lilith !

Je tournai la tête. Ekrest était de retour, et déposait précautionneusement au sol une femme qu'il avait portée en sac à patates sur ses épaules. La femme se redressa, réajusta son haut, fusilla mon mentor de ses yeux verts brillants puis se tourna vers moi.

— Allonge-toi.

Juste comme ça ? songeai-je, sceptique. Connaissant Ekrest, il avait négocié quelque chose. Ou alors, il l'avait menacée. Dans tous les cas, je n'allais pas faire la fine bouche. Je passai mon bouclier aux bras les plus proches, me couchai sur le dos, les yeux levés vers le ciel. Avec le fumigène qui se dispersait, je pus constater qu'une sorte de scintillement vert et rouge commençait à se faire voir.

La fille d'Eir opéra avec une facilité déroutante. Après m'avoir annoncé que les deux balles étaient sorties, elle leva ses mains au-dessus de moi et, sans même me toucher, répara toutes mes lésions en quelques battements de cœur. En moins de deux, j'étais comme neuve, remontée à bloc, et elle-même ne paraissait pas plus fatiguée que cela.

— Merci, soufflai-je.

Elle ne répondit rien, passa à Selvigia, qui avait une méchante coupure près du cou, puis aux autres – rares – blessés. Nous venions d'affronter un bataillon de la Confrérie, mais à part un mur de boucliers mal tenu qui avait causé quelques vrais dommages, il n'y avait eu que des égratignures pendant le corps à corps. Un instant, j'eus presque pitié d'Adam, somnolant dans la voiture, qui devrait faire face à ces monstres à son réveil. Puis, je levai la tête.

Les lumières vives du Bifröst s'étaient sensiblement rapprochées, et désormais, on devinait leur rapide progression dans l'atmosphère. Il faudrait cependant une quarantaine de secondes supplémentaires pour qu'elles nous atteignent.

L'un des Njörd, suivant mon regard, leva les bras. Le vent, qui jusque là s'était réduit à une simple brise iodée, gagna en force, soufflant les restes de brouillard noir loin de nous, éclaircissant notre champ de vision. Dans le bâtiment semi-touristique, les grandes baies vitrées donnaient vue sur des silhouettes en panique qui couraient de gauche à droite. Soudain, la porte du bas, par laquelle j'étais sortie quelques minutes plus tôt, s'ouvrit en grand sur ce qui semblait être un bataillon de Heimdall. Cette fois-ci, les boucliers s'alignèrent en un temps record, avant même que l'ennemi ne puisse tenter de faire feu. Åke quant-à lui, esquissa un large sourire et leva les bras. Et je vis comment il avait fait pour tuer les Loki.

L'énergie magique, que j'utilisais sous sa forme la plus primitive, en rayons directs, lui la manipulait comme des particules. Il créa d'abord entre ses mains une dizaine de boules, concentrés de puissance si forts que je sentis leur aura à trois mètres de distance, puis les modela lentement en éclats acérés, fins comme des fils d'araignée, longs d'une dizaine de centimètres. Des épingles de lumière, effarantes de brillance.

Puis, mus par sa volonté, ces éclats glissèrent lentement entre les boucliers, prirent de la vitesse dans le no man's land, foncèrent vers les Heimdall comme une volée de flèches. Une demi-douzaine d'hommes, transpercés, s'effondrèrent sur le coup. Åke serra le poing. Les dagues d'énergie infléchirent leur course, revinrent vers la troupe paniquée, criblant de trous les corps de ceux qui étaient encore debout. Je hoquetai, stupéfaite. Les lèvres pincées en une mince ligne concentrée, les sourcils froncés, le roux sonda de ses iris turquoise sans vie la masse de corps, probablement à la recherche de survivants. Et il dut voir quelqu'un bouger encore un peu trop, parce que les éclats replongèrent pour un nouvel assaut meurtrier, cette fois-ci parmi les cadavres.

À mes côtés, la Eir se détourna pour vomir. Je ne pus m'empêcher de fermer les yeux, nauséeuse, déglutis, tant pour ravaler la bile qui montait que la peur qui me prenait à la gorge. Soudain, j'étais terrifiée par ce type qui, d'un claquement de doigts, pouvait réduire des escadrons à néant. Sa puissance était tout simplement vertigineuse.

Dans mon dos, un bref cri de triomphe retentit soudain. Je pivotai brièvement, avisai le vide où s'était auparavant trouvé mon véhicule. Il n'y était plus, ou presque. Quand l'une des portières avant s'ouvrit sur Tyko, assis au volant, les Élites esquissèrent des sourires satisfaits. Pour ma part, je haussai un sourcil, mais ne fis pas de commentaire, toujours sous le choc.

— Lilith, appelle-moi dès que tu reviendras, lâcha Ekrest. Ça vaut pour tout le monde, d'ailleurs. Maintenant, on fonce !

Mes yeux revinrent à Åke, avec qui j'étais censée faire mon voyage, et je me crispai. Mais les Élites n'avaient pas les mêmes états d'âme que moi. Ils sautèrent dans le véhicule rugissant, embarquant la Eir au passage, mon mentor me fit un signe de la main. Non-loin, le Bifröst venait de toucher le sol.

Les portes claquèrent, les petits rochers volèrent, projetés au loin par les roues qui se mettaient brusquement à tourner, et le grondement du moteur s'éloigna rapidement. Selvigia m'agrippa par le bras, me tira vers l'arc-en-ciel. Dans le bâtiment, une nouvelle troupe se rassemblait, et ce n'était certainement plus qu'une question de secondes avant qu'une autre Maison s'en mêle.

— Est-ce que je viens de voir... me murmura-t-elle, incapable de réellement accepter l'idée.

J'avalai ma salive, mettant par réflexe un pied devant l'autre, sans oser jeter un regard derrière, sur les collines caillouteuses jonchées de cadavres.

— Je ne sais pas si je veux vraiment savoir... marmonnai-je.

Je gardais mes mains serrées sur la crosse de mon M16, avançais sans vraiment réfléchir, les yeux fichés droit devant moi, là où l'eau, l'air et le feu touchaient la terre. Je préférais penser à tout plutôt que de m'interroger sur les capacités de mes compagnons à me réduire en poussière juste parce qu'ils en avaient envie.

— D'une certaine manière, c'est mieux qu'on s'éloigne de Midgard pour un moment... finis-je par souffler malgré tout.

La rage, la rancœur et l'injustice que j'avais devinées dans leur attaque, je les ressentais aussi, mais je ne pouvais pas les cautionner lorsqu'elles se retournaient contre notre propre famille. Je persistais à croire que la Confrérie dans son ensemble n'était pas notre ennemie. Elle nous attaquait parce qu'elle suivait des ordres, et ne connaissait qu'une partie de la vérité. Elle ne méritait pas de payer pour les horreurs commises par deux ou trois individus.

Parvenue au pied du Bifröst, je ne pus m'empêcher de regarder en arrière. Je savais que je n'avais pas vraiment le temps de faire ça, qu'il valait mieux que je coure, et que j'allais le regretter si je regardais, mais je le fis quand même. Mon sang se glaça dans mes veines lorsque je vis les silhouettes noires, qui se détachaient sur la terre marron sombre, s'activer autour des corps. Les plaintes et râles de douleur, que j'avais volontairement occultés jusque là, franchirent la barrière que je m'étais imposée, atteignirent mon cerveau. Je me mordis les lèvres, partagée entre l'horreur et la fureur, me détournai.

Haut dans le ciel nocturne, les chaudes flammèches de Muspellheim furent les seuls témoins de notre départ.

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Le Cycle du Serpent [II] : L'Alliance des DéchusWhere stories live. Discover now