Chapitre 80

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J'ouvris les portes une à une et je fis face à un désordre épouvantable, les lits étaient renversés, les livres jetés à terre, des vêtements empilés sur le sol, un ensemble de vestige de la vie courante. Les anciens habitants avaient dû partir précipitamment et les allemands avaient tout saccagé pour être sûrs qu'aucune personne ne se cachait. Mais le pire restait cette petite chambre d'enfant, remplie de petits oursons, de poupées, de jolies robes, tout un univers qui montrait l'innocence et la pureté des fillettes. Cela aurait pu être un cadre magnifique, si tout n'était pas gâché par des marques de luttes, du sang et un ourson désagrégé. Je ne savais pas ce qui c'était passé dans cette chambre, mais elle ne réservait pas un accueil agréable comme elle l'aurait dû.

— Moi aussi ça m'a fait mal au cœur de découvrir ces murs, me confia Sébastien.

— Vous avez ce qu'il s'est passé ?

— Oui vaguement, un habitant nous l'a raconté avant de partir à son tour, enfin, plutôt avant de fuir.

— Et alors ? demandai-je.

— Et bien, ils étaient juifs. Ils ont essayé de se cacher comme ils le pouvaient en utilisant des faux noms et des fausses cartes d'identité, mais quelqu'un les a dénoncé à la Gestapo. À partir de là, leur destin était tout tracé. Les allemands sont venus de force chez eux. Ils ont essayé de riposter mais ils n'ont pas réussi, des coups sont partis, les blessants très sérieusement, c'est pour ça tout ce sang à nos pieds. Les enfants ont en payé le prix fort aussi. La dernière n'avait que 4 ans.

— Où sont-ils partis ?

— Dans les camps de concentration très certainement, s'ils ont survécu assez longtemps pour ça.

Je restai interdite face à ces annonces. Ces pauvres gens qui n'avaient commis aucun crime se faisaient exterminer juste pour une différence de religions. C'était à vomir. Comment pouvions-nous laisser tout cela se faire sans réagir ? Comment pouvions-nous collaborer avec l'ennemi quand nous apprenions de telles cruautés. Il fallait vraiment être un monstre.

Édouard vint me réveiller trois heures après, le visage impassible. Il était l'heure de partir, de libérer Benoît. Je descendis maladroitement les marches des escaliers, me sentant toute chose à propos de ma mission. J'avais une volonté de fer quant à ma réussite mais je tremblais de peur. J'en connaissais les risques et ils me liquéfiaient

— Ne t'inquiètes pas Lucile, on sera tout proche. S'il y a le moindre problème, on viendra. Et surtout, n'oublie pas, si dans vingt minutes maximum, c'est toujours non, tu repars et on rentre pour trouver une autre solution, me rappela Jean.

J'acquiesçai silencieusement, l'estomac serrait serré par ce que j'allais devoir faire. Nous partîmes donc vers la base ennemie, tous concentrés et infailliblement anxieux. Certes je risquais plus qu'eux, mais ils pouvaient tomber à n'importe quel moment. Nous arrivâmes tranquillement devant l'entrée, gardée par deux molosses allemands avec un regard dur et vide d'intelligence, le genre de soldats qui exécute mieux les ordres qu'ils ne réfléchit vraiment.

— Bon et bien, c'est maintenant que vous descendez et n'oubliez pas, s'il y a le moindre problème, vous faites demi-tour. On ne vous en voudra pas, c'est une réaction totalement humaine, m'affirma Jean.

— Je ferai mieux de partir tout de suite avant que je ne change d'avis, remarquai-je.

Je sortis de la voiture, lentement. Je ne savais pas à quoi m'attendre et c'était ce que je redoutais le plus. Je ne savais si j'allais être reçue comme une personne normale, ou si on allait tout de suite de me catégoriser comme « femme de résistant » vu que je devais jouer le rôle de Madeleine. Mes pas essayèrent de suivre la ligne invisible que je m'étais fixée jusqu'à l'entrée de ce grand bâtiment qui ne m'inspirait guère confiance. Les deux molosses me jugèrent sans gêne. Ils ne se contentèrent pas de regarder mes papiers mais également de se délecter de mes formes féminines. Ils me donnaient envie de vomir.

— C'est bon, je peux passer ? demandai-je afin de stopper leur voyeurisme.

— Ja, das ist gut, accepta l'un des deux ( oui, c'est bon).

Une fois la permission eu, j'entrai, essayant de calmer les battements de mon cœur qui ne cessèrent de s'accélérer au fur et à mesure de mon avancée. Les allemands présents me fixèrent les uns après les autres, comme si la simple vue d'une femme leur était inconnue. Enfin, pour certains, d'autres avaient un regard salace que j'avais envie de leur arracher pour un tel affront. Je n'avais jamais accepté qu'un homme puisse considérer une femme comme un objet sexuel ou un bout de viande . Or, dans cette situation, c'était clairement le cas et ça me révoltait. À force d'errer dans le couloir, ce qui devait d'ailleurs leur paraître suspect, un homme d'une quarantaine d'année vint à ma rencontre pour me demander d'un ton bourru ce que je venais faire ici.

— Je viens voir votre commandant j'ai une affaire urgente à traiter, signalais-je

— De la part de qui ? prononça-t-il en butant sûr chaque mot

— Madeleine Labarie.

Il m'escorta vers le bureau du chef et lui chuchota quelques mots que je ne comprenais pas.

— Alors, il paraît que vous faites un grand effet auprès de mes hommes, certains seraient tellement subjugués qu'ils auraient perdu le sens du devoir, élança-t-il à mon égard d'un français parfait.

— Je suis désolée si c'est le cas, ce n'était pas mon attention, loin de là.

— Je l'espère bien, sinon je serais dans l'obligation de vous enfermer pour avoir eu l'audace de les séduire, telle la veuve noire.

— Je ne viens pas pour ça. Votre collège a dû vous dire que je venais pour mon mari, pas pour batifoler.

— Quel est son nom ?

— Benoit Labarie.

— Oh, je vois. Peut-être feriez-vous mieux de vouloir batifoler, car son sort est presque jeté. Si j'en crois mes supérieurs, il devait être mis à mort demain dans la matinée.

J'avalai avec difficulté ses paroles mais me repris pour garder la tête froide. Il ne fallait pas que je me laisse attendrir par ma sensibilité.

— Je suis assez intelligent pour comprendre que vous n'êtes pas venu ici pour visiter ce lieu, mais pour une autre chose, alors allez au but, me conseilla-t-il.

— Oui, vous avez raison, peut être vais-je vous paraître grossière ou avec un aplomb sans limite, mais je viens négocier avec vous la libération de mon mari. Sa présence à mes côtés est très importante.

— Vous êtes une femme honorable. Peu aurait eu cette volonté de me demander un tel service alors que je suis loin d'être le dernier des imbéciles. Je sais ce qu'il a fait à Bussy, sa fuite avec une jeune femme blonde dans votre style, sa réelle femme laissée seule avec des enfants en bas-âge dans leur ferme. N'essayez pas d'être la plus forte madame, pas avec moi. Maintenant, dites-moi qui vous êtes et ce que vous voulez vraiment et pourquoi, grogna-t-il les babines retroussées.

SUITE ALLEMANDEWhere stories live. Discover now