Chapitre 58

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Ne pouvant pas passer une minute de plus sur cette chaise, je décidai de me lever pour détendre mes jambes. La pièce n'avait pas changée, les deux lits étaient toujours là, le bureau débordait de lettres, de papiers vierges et de flacons d'encre. Je m'approchai et fis glisser mes doigts sur les documents. Ils étaient tous écrits de la main de Madeleine, je reconnaissais son écriture maladroite. Je ne m'attardai pas trop, ne voulant pas les lire. C'était sa vie privée. Après tout, je n'aurai pas voulu que quelqu'un lise les lettres de Bruno. Mais rapidement, mon tour fut fini et je n'avais rien d'autre à faire. Je me sentais si inutile. Je ne pouvais rien faire pour Benoît, juste espérer.

— Madeleine... Madeleine, souffla une voix presque inaudible

— Benoît, c'est moi, c'est Lucile me précipitai-je.

Il gémit mais n'ouvrit pas les yeux. Après quelques instants pendant lesquels je pensai qu'il était à nouveau inconscient, il rappela sa femme. Soulagée qu'il soit toujours en vie, je courus vers le bâtiment de la ferme pour hurler d'aller chercher le médecin, lui seul savait ce qu'il fallait faire.

— Il sera sur pied bientôt. Mais il ne doit pas trop forcer. Il a perdu beaucoup de sang et le repos a été certes bénéfique, mais il doit reprendre des forces et manger, ordonna-t-il.

Toute la maison, ainsi que le village, fut soulagée. Tout le monde appréciait Benoît. Parfois, il pouvait se montrer froid et nonchalant, mais il rendait bien des services qui sauvaient l'ensemble des habitants, et puis, surtout, c'était un bon compagnon de boisson qui ne refusait jamais un bon verre. Jugeant qu'il était bien hors de danger, je me retirai. J'avais le ventre qui criait famine. À la maison, tout était calme, Juliette était partie à l'hôpital et Maryse, voir son père. Je soufflai un bon coup pour faire redescendre la pression. J'étais sur les nerds depuis bien trop longtemps. Assise à la table de la cuisine, je me sentis bien seule, pas un bruit ne brisait l'atmosphère. J'avais perdu l'habitude d'être dans une maison vide. À Bussy, on pouvait passer plusieurs jours sans dire un mot. Ici, c'était plus convivial. Un petit tas dans la commode attira mon attention, c'était l'endroit où on entreposait les lettres importantes. Je pris la pile dans mes mains. Certaines parlaient des soldats avec qui nous parlions, d'autres venaient de la famille de Juliette. Enfin, les dernières étaient de Bruno. Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas pris le temps de lui envoyer une. Peut-être était-ce le moment de la faire ? Je pris du papier et un stylo et laissai mon cœur parler. Ma main dessinait soigneusement les contours de mes fines lettres. Rapidement, le blanc immaculé laissa place à un tracé délicat.


Mon cher Bruno,

Je ne vous ai pas oublié, bien au contraire, j'ai eu des semaines bien chargées depuis notre précédente lettre. Je m'occupe dorénavant de la fille de Benoît, Maryse. C'est une élève bien appliquée, désireuse d'apprendre et qui me surprend tous les jours. C'est un vrai plaisir de lui transmettre ce qu'on m'a si minutieusement appris.

Benoît a eu un accident, il a été inconscient pendant plusieurs heures mais il vient enfin de se réveiller. C'est un vrai soulagement. C'est la seule personne qui me ramène à Bussy et aussi un peu à vous, à nous

La vie me semble si triste sans vous à mes côtés. Je me surprends à penser à vous, à me demander ce à quoi vous pouvez bien penser en ce moment, mais surtout, comment vous portez-vous ?

Je crois que vous parler par écrit me paraît plus simple pour vous décrire ce que je ressens. C'est comme s'il n'y avait plus de barrières, plus d'interdit, plus de retenue.

Parfois, je prie que la guerre se termine au plus vite, mais d'un autre côté, peut-être égoïstement, je ne le souhaite pas. Que deviendrait notre relation ? Vous rentreriez chez vous, auprès de votre femme sûrement, de votre famille.

Le souvenir de votre présence à côté de moi, votre odeur de tabac, votre si joli accent me manquent. Je repense à tous nos moments et je me demande comment j'ai pu avoir cette chance de connaître un jour ce sentiment d'être désirée. Peut-être que je me trompe, que je transforme la vérité en fantasmes ?

J'ai appris à mes dépens que la vie est trop courte. J'ai vécu les pires heures de ma vie, à me demander si Benoît allait se réveiller. Je me suis demandé ce que j'allais faire dans le cas contraire. Et puis, je me suis rendue compte que la vie est trop courte pour être timide, pour se retenir, pour passer à côté d'une belle histoire.

Je ne sais pas si vous comprenez ma lettre. A vrai dire, je ne la comprends moi-même pas. Je laisse les mots se former sans la moindre retenue. Peut-être que lorsque je l'aurai envoyé, je regretterai ma soudaine confiance.

Mais, je dois à nouveau repartir, Maryse va bientôt revenir pour sa leçon. Je ne voudrai pas qu'elle me trouve les joues rouges par cette soudaine montée d'adrénaline.

Restez en vie mon ami

Lucile


Je posai mon crayon, encore toute chamboulée par ces mots qui étaient sortis sans que je puisse les contrôler. C'était comme si je les pensais depuis des mois et que je n'avais jamais osé les dire. Il était vrai que se confier à l'écrit était bien plus simple qu'à l'oral. Cela avait toujours été pareil chez moi. Lorsque je me trouvais devant la personne, je perdais tous mes moyens et je devenais aussi muette qu'une tombe, pas moyen de me faire cracher ne serait-ce qu'un seul son quand il s'agissait de mes sentiments.

L'après-midi se passa dans le plus grand des calmes. Maryse avait eu sa leçon et était, dans l'ensemble, assez concentrée, malgré la peur bleue qu'elle avait eue pour son père. Lorsque la cloche de l'école sonna, elle se précipita dehors pour rejoindre la ferme. Nous nous étions aussi mise aux horaires des classes pour que ce soit plus formel. Généralement, vers la fin de l'heure, je perdais très sérieusement son attention, mais comment lui en vouloir pour ça ?

SUITE ALLEMANDEWhere stories live. Discover now