Chapitre 38

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 Il me regarda dans les yeux. Sa lueur d'amusement était partie à une vitesse étonnante lorsque j'avais évoqué la guerre. Qu'avait-il bien pu vivre ?

— Quand je me suis engagé, je croyais faire la meilleure chose possible pour moi et pour ma famille. Je pensais les rendre fiers. Ça a peut-être été le cas avant que tout le monde perde espoir de revoir leurs chers soldats vivants. J'ai pris cette décision sans savoir vraiment dans quoi je m'embarquais. Je n'ai jamais été très studieux alors ce que les enseignants disaient sur la première guerre ne m'intéressait pas beaucoup. Je me suis jeté tout droit dans la gueule du loup sans réfléchir, comme un con. La vie aurait été bien meilleure si je m'étais rétracté juste avant. Vous savez, j'ai quelques amis qui ont feint une incapacité pour combattre, certains ont été pris et l'ont bien regretté alors que d'autres ont été plus intelligents et ont fait en sorte qu'aucun départ ne soit possible.

— Antoine racontez moi tout, ne passez pas par tous ces chemins. Allez droit au but, soyez cru, le forçai-je.

Je sentais qu'une envie brûlante le taraudait de se livrer mais d'un autre côté, il se méfiait de ses paroles à mon égard. Certes, je ne devais pas faire mine d'une grande courageuse prête à entendre ce genre d'histoire, mais si je pouvais prendre un peu de sa douleur pour qu'il puisse enfin respirer, je n'allais pas me résigner. Il était temps qu'une âme vienne l'aider à traverser ce que la vie lui avait fait endurer.

— Pour une femme, vous êtes soit forte soit totalement inconsciente. Moi, je vivrai avec ces choses dans la conscience, mais pas vous. Je peux encore vous laissez une belle vie.

— Très chaleureux de votre part, trop aimable, tentai-je de rire, mais la guerre n'épargne personne, je ne suis pas aussi sensible qu'une femme qui n'a rien vécu.

— Très bien, à vos risques et périls.

Il se redressa, s'installant bien, calé contre les oreillers. Il pinça ses fines lèvres avant de finalement se lancer, se remémorant les pires évènements de sa vie, ceux que la guerre avait causé injustement.

— Lorsque j'ai annoncé mon choix à ma famille, ils m'ont tous sauté dans les bras en me disant que j'étais un héros et que j'allais rentrer aussi vite que j'étais parti, la bonne blague. J'ai fini par quitter la maison comme prévu et ma mère m'a presque poussé sur le pas de la porte. A cet instant, je ressentais tellement de sentiments contradictoires. J'étais excité, heureux, anxieux, triste. On m'avait dit que la guerre n'allait durer que quelques mois, j'y ai cru durement, mais nous voilà cinq ans plus tard, toujours en guerre à envoyer des tas d'hommes directement dans un cercueil.

Il émit une courte pause, submergé par les émotions. Ses yeux brillants le démontraient. De fines perles arrivaient à se frayer un chemin jusqu'à son menton.

— L'excitation est bien redescendu la première semaine où j'ai compris que c'était loin d'être un jeu. On risquait de mourir à tout instant. Dès le début, je me suis lié d'amitié avec un autre gars, Bertrand, la semaine d'après il était mort. Vous savez il y a une certaine phrase qui dit: « ce qui ne vous tue pas, vous rend plus fort ». Vous savez quoi? C'est des conneries, ça vous rabaisse, ça vous pourrit de l'intérieur, ça vous bouffe, vous perdez la tête. Chaque nuit, lorsque j'arrive à m'endormir, je fais le même rêve. Je vois tous mes amis avec des membres en moins, m'hurlant de leur venir en aide, d'arrêter leurs souffrance, qu'ils puissent partir en paix. Mais je n'y arrive pas. Je me bats contre des forces invisibles à chaque seconde jusqu'à ce que moi aussi, je me retrouve avec ces gars au sol, hurlant de douleurs. Et puis je me réveille en sueur, à me toucher le corps pour m'assurer que tout est bien à sa place, que la douleur est juste un souvenir, que ce n'est plus réel, que je suis en sécurité.

Mes yeux s'embuèrent de larmes à l'entente de ce discours poignant.

— Enfin, si vous aviez la chance de ne pas mourir sur le champs de bataille entouré d'hommes maculés de sang, de corps sans vie, de chair déchiquetée, vous êtes infestés par les bestioles, les rats, les poux et tout ce qui va avec. Je me souviens de mecs qui crevaient tellement la dalle qu'ils engloutissaient tout ce qui était comestibles, ou qui pouvaient le devenir. Pareil, au début, il y avait de l'ambiance, les gens riaient, racontaient leurs vies et puis celles qu'ils allaient retrouver, ce qu'ils allaient faire. Certains racontaient qu'ils allaient se marier ou avoir des gosses. Mais plus le temps passait, plus on comprenait que les chances de rentrer tôt étaient minces. Elles l'ont toujours été sauf qu'on était trop cons pour s'en apercevoir.

Il s'arrêta dans son récit pour prendre une grande inspiration, puis repris, le corps remplit de spasmes.

— On vivait dans les tranchées sans savoir si on allait être vivant l'heure d'après. On était coupés de la réalité. Notre vie se résumait à tuer le maximum d'ennemis possible tout en essayant de ne pas l'être. Les premiers mois, j'ai réussi à me faire dix amis proches. On se disait qu'on se protégerait mutuellement, qu'on couvrirait nos arrières. On pensait qu'avec ce genre de plan, on était presque invisibles, ou du moins on limitait la casse. C'était que des foutaises. Aujourd'hui, je suis le seul survivant. J'ai pas réussi à les protéger. Ils l'ont fait pour moi, mais je suis un dégonflé. J'étais pas assez rapide ou pas assez vigilant. Ils se sont tous fait tuer devant mes yeux. Dans ce genre de situation, vous essayez de vous raccrocher au peu d'humanité qui existe. Vous espérez recevoir des permissions ou au moins des lettres, du courriers. Mais à quoi bon? Vous devez faire attention à ce que vous écrivez car vous êtes surveillés. Un mot de trop et la lettre ne part pas. Sachant que le papier n'est pas abondant, vous ne pouvez pas vous permettre de faire d'erreur. Vous devez peindre une belle ambiance, une harmonie avec vos camarades, raconter une belle vie, que la victoire est proche. C'est pareil pour le destinataire initial, s'il vous répond en vous racontant la vérité, vous ne voyez pas la lettre. Vous êtes juste piégé dans la boue, la saleté, les maladies et autres merdes à vous les geler en priant que tout s'arrête.

Il me lança un regard sans expression. Il avait perdu espoir. Il était marqué au fer rouge.

Les blessures physiques peuvent se réparer mais celles morales jamais ne disparaissent. C'est que ma mère m'avait appris.

Antoine en est la preuve incarnée.

SUITE ALLEMANDEWhere stories live. Discover now