.II. Un parmi tant d'autres

77.1K 4.2K 1.8K
                                    

Il marche dans la direction opposée de moi. Il est grand, très grand. Il dépasse largement mon mètre quatre-vingt. Il a des cheveux très courts, rasés, bruns, de la même couleur que ses yeux et que sa barbe mal rasée. Il est mince, et marche de façon décontractée. Ce n'est pas un élève, beaucoup trop vieux. Mais ce n'est pas un prof, il a l'air jeune. Dans la vingtaine. Qui c'est, lui ? Je marche, il marche aussi. Je le regarde, il me regarde aussi. Son visage est fin, symétrique, beau...

Le moment est venu ; on va se croiser et je ne pourrai plus le regarder. Fait. Maintenant il est derrière moi. Et je sens son odeur. Un parfum, dont je ne connais pas le nom. Ça sent si bon. C'est exactement ce genre de personne qui me fait regretter d'être un garçon, ou d'être gay. Si j'étais une fille, j'aurais sûrement mes chances avec lui. Je veux dire, même s'il est plus âgé, une fille peut toujours user de ses charmes sur un homme qui lui plaît. Les hommes sont faibles, on le sait. Un décolleté et c'est dans la poche. Et si j'étais hétéro, je ne regretterais pas de ne pas l'être parce que je n'aurais pas flashé sur un mec qui se fout complètement de moi. Mais je suis Jo Coleman, et Jo Coleman ne craque que pour les hétéros – ou les connards. C'est toujours pour ma gueule.


Si j'avais eu un pistolet, je me serais déjà tiré une balle. Ça fait maintenant une heure que je suis couché sur mon lit, à plat ventre, avec devant moi une copie blanche, mon dessin, et le fabuleux « Effet de Nuit » de Verlaine, tentant désespérément de comprendre pourquoi j'ai choisis de dessiner ceci. Je suis con et maladroit, et je fais les choses sans toujours les comprendre, et c'est exactement ce qui s'est passé pour mon dessin. Je ne m'exprime qu'avec ça, pas avec des mots.

—Jo, à table mon chéri, m'appelle Adèle.

Je n'ai pas faim. J'ai eu chaud. Je suis fatigué. Et j'ai un devoir pour demain qui me demande d'utiliser mon cerveau, alors que je n'en n'ai pas.

—J'arrive, je réponds.

Finalement, la vue du repas me fait saliver. Au menu : Salade verte sur son lit de tomates issues de l'agriculture biologique, délicatement parsemée de grains de maïs jaunes et de rondelles de cornichons au vinaigre, subtilement arrosée d'un doux coulis assaisonnant. Enfin, tout ça pour dire que je mange une salade verte, quoi. Dieu sait à quel point j'aime les salades de maman.

—Alors ta journée, Jo ? m'interroge Damien.

—Il est content le p'tit Jo, il a eu un p'tit cadeaux d'la p'tite prof de français ! répond Sandy à ma place.

Damien m'interroge du regard.

—Ouais, elle m'a donné un devoir à faire sur un poème, là. Verlaine en plus, comme si ça suffisait pas.

—Oh, et pourquoi ce privilège, rien qu'à toi, Jo ? demande ma mère.

Un court instant silencieux s'installe à table. Mes parents savent que le dessin est ma passion et que j'en fais pendant les cours.

—Jo, reprend Adèle, qu'est ce que l'on s'est dit ?

Ce que mes parents m'avaient dit, c'est que je devais arrêter de dessiner pendant les cours. J'ai toujours eu d'excellentes notes, même si je n'écoute pas en classe, et ils ne m'ont jamais reproché de dessiner en cours. Jusqu'à ce que je leur dise que je voulais en faire mon métier.

Le repas continue sans tension, mais je n'écoute pas vraiment les conversations des uns et des autres, je me contente juste de répondre lorsque l'on me parle. Un fois la salade engloutie, je remonte dans ma chambre, et trouve sur mon lit mon travail inachevé. En deux temps trois mouvements, je plie tout et jette tout par terre, récupère mon téléphone qui était posé sur mon bureau, et me jette sur mon lit. Allongé sur le dos, le portable entre mes deux mains, je file faire un tour sur Facebook. En faisant glisser mon doigt sur l'écran, je fais défiler le fil d'actualité, si inintéressant et futile, mais qui nous rend pourtant tous accrocs.

JoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant