.IV. Un très très gros... classeur

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Janvier 2016


Les trois mois qui passent ne sont guère moins routiniers, ni plus extraordinaires. Les fêtes se sont bien passées, et la première semaine de Janvier d'une nouvelle année est toujours la plus compliquée, je trouve.

Mais aujourd'hui, on est lundi, et il y a quelque chose, ou bien quelqu'un qui me motive à sortir du lit : mon surveillant. Durant trois mois, j'avais appris à le cerner. C'est un surveillant qui n'en n'est pas vraiment un. Il est là pour son salaire, mais me semble assez fainéant. Et je savais exactement quels jours, quelle heure et à quel endroit je pouvais le voir. Il n'était présent au lycée que le lundi, le mardi après-midi, parfois je le voyais le mercredi à la surveillance du self, et puis le vendredi. Je sortais du lycée à chaque pause, même par les temps les plus pourris, juste pour pouvoir le voir en train de fumer. J'aimais aussi passer devant son bureau, car je pouvais lui jeter un coup d'œil, et lui aussi m'en jetait un. Car oui, j'avais aussi remarquer que mes coups d'œil sur lui étaient réciproques, ce qui n'arrangeait pas la situation, car en voyant qu'il me regardait furtivement, je faisais de même.

Mais aujourd'hui on est lundi, et le lundi est mon jour préféré car il me permet de créer une certaine proximité avec lui. En effet, c'est lui qui surveille l'entrée à la cafétéria, par conséquent, je passe toujours à côté de lui. Mais je n'ai jamais le cran de le regarder dans les yeux quand je suis si prêt de lui. Et j'ai non plus jamais eu le cran de lui parler. La seule fois où on s'est parlé, c'était quand il me disait que Madame Bois n'était pas là, il y a trois mois.

Ce jour là, lorsque j'entre dans le self, il n'est pas à sa place habituelle. En fait je ne le vois pas.

—Tu attends qu'il y ait moins de queue, m'ordonne Mélanie, toujours aussi antipathique tandis que je cherche mon favoris des yeux.

Je la regarde un instant, puis baisse ma tête, vaguant à mes pensées. Lorsque je la relève, je le vois. Il tire un chariot contenant une pile de plateaux. Son regard se pose une énième fois sur moi, mais je n'arrive pas à l'imiter, je tourne la tête, intimidé. Dans ma vision latérale, je vois que lui continu de me regarder. Je m'avance alors afin de choisir ma nourriture, la queue étant finie, alors que lui aussi s'avance, vers les réserves. Juste avant qu'il ne franchisse la porte, je peux voir du coin de mon œil qu'il se retourne pour me regarder encore rapidement. La satisfaction me gagne, mais tout s'est passé extrêmement vite.

Sandy et moi allons nous trouver une table, rien que nous deux.

—Regarde-moi le, comme il est beau, lui dis-je en désignant mon assistant d'éducation.

—Oui, Jo, il est très beau, pour la millième fois que tu prononces cette phrase, fait-elle, excédée. Vas-lui parler, s'il t'intéresse tant que ça.

—Qu'est ce que tu veux que j'aille lui dire ? Il doit être encore hétéro, ce connard.

Je prononce cette dernière phrase doucement, comme à moi-même, mais Sandy l'entend.

—Mais qu'est ce que t'en sais qu'il est hétéro, tu lui as jamais parlé ? Si un mec te plaît tu vas le voir, point barre. Surtout que t'es pas le genre de mec timide, qu'est ce qui t'arrive ?

Moi aussi je me pose la question. Qu'est ce qui m'arrive ? J'étais du genre à vivre au jour le jour, à me moquer des jugements et critiques, et à foncer pour obtenir ce que je voulais.Et lui  je le veux. Mais je ne sais pas, je me sens comme intimidé avec lui.

—D'habitude, c'est moi qu'on drague, lui réponds-je.

—Ouais, c'est ça, lâche Sandy, la bouche pleine de frites. Oh, toute à l'heure on va au parc avec Marvin ?

—Pour ?

D'un nouvel air blasé, elle imite le geste de fumer. Mais ce n'est pas de tabac, dont Marvin dispose.

—Non, j'ai encore pleins de trucs à faire, j'irai en étude.

En vérité, j'avais juste besoin de me retrouver seul. Elle me regarde un instant, comme frappé par la foudre, et fini par faire la moue et lever les mains en l'air – le tout la bouche pleine. C'est vraiment son tic ça.


On finit notre repas entre fou rire – on ne passe jamais une heure sans rire aux larmes, elle et moi – et commérages, et on se sépare, elle prend la direction du parc, moi de la salle d'étude.

Lorsque je rentre, la pièce est vide, il n'y a que moi. Je m'assoie à la table la plus proche, et je sors mes cahiers. Ça comblera ma solitude. C'est le bordel dans mes affaires. Il y a des feuilles volantes partout, et, quand mon cours est pris, il est illisible. Ou alors ce sont mes leçons de maths qui sont trop compliquées pour pouvoir être lues. Je décide de faire un exercice, pour me faire travailler les méninges. En plus, je retrouverai sûrement ce type d'exercice au contrôle prévu Jeudi. Les fonctions dérivées de polynômes de second degrés que le professeur a donné à faire sont d'une simplicité extrême. Je ne comprends pas pourquoi tant de personnes bloquent sur cette leçon. Où est la difficulté de trouver l'emplacement du point A par rapport au point D en fonction du C ? La courbe que j'obtiens me satisfait amplement, et je décide de passer aux vecteurs.

La porte de l'étude s'ouvre. Je décède sur place.

—Je peux entrer ?

C'est le pion, mon demi-dieu. C'est – presque – la première fois qu'il m'adresse la parole, et d'une voix si... waow. Elle est grave et presque chantante, si belle qu'elle en paraît presque irréelle. Je n'y avais jamais prêté attention. Et il est là. Dans la même pièce que moi. Rien que lui et moi. C'est peut-être mon cadeau de Noël en retard.

Après quelques instants, je me rends compte de sa question. Pourquoi me demande-t-il s'il peut entrer ? C'est une étude, tout le monde peut entrer comme ça lui chante. Et de plus, c'est moi l'élève, c'est moi qui suis censé écouter les surveillants. Il me demande sûrement s'il me dérange. Oh dieu, non !

—J'y gagne quoi ? réponds-je directement.

Pourquoi tu dis ça ? Je voulais dire oui à la base. Bordel que t'es con.

—Je sais pas, qu'est ce que tu veux ?

Son visage est fendu par un beau rictus et est illuminé d'un regard amusé.

—Un McFlurry.

—Ça marche.

Souriant un peu plus fort, il baisse les yeux, ferme la porte, entre dans la pièce et la traverse pour s'asseoir au bureau. Je le regarde. Je suis fier de moi. C'est débile mais ça me rend heureux. Il ouvre son sac et en sort un gros classeur qu'il ouvre et plonge dedans en tenant sa tête d'un poing. Son expression a changé. Il ne sourit plus et fronce les sourcils sur ce que je suppose être ses cours.S'il m'a parlé tout à l'heure pour la première fois, c'est aussi la dernière car visiblement, je n'existe déjà plus. Mon estomac se noue et je me surprends même a être vexé.


 Je m'en veux d'avoir pu croire à quelque chose avec lui. Je m'en veux de m'être dit qu'on deviendrait peut-être amis, peut-être plus,après cette altercation. Je m'en veux de m'être dit que je mangerai un McFlurry avec lui. Je m'en veux d'avoir craqué pour lui. 

JoWhere stories live. Discover now