.V. Un McFlurry

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Trois jours plus tard

Les deux heures de maths passent aussi lentement qu'un guépard à qui on aurait ôté la vie. Je passe mon temps à regarder par la fenêtre, à regarder les gens dehors. Le concierge, qui passe son balais autour du gymnase d'un air aigris et renfrogné, puis qui entre dans notre fabuleux palestre afin de monter sur sa gigantesque balayeuse industrielle. Je vois aussi d'autres élèves qui n'ont pas cours. Un groupe de garçons joue avec un ballon de football dans le fond. Juste devant le lycée, il y a un groupe de filles qui fument et rigolent, et à côté, sur l'autre banc, des terminales qui écoutent de la musique à un volume aberrant tout en se faisant passer une cigarette électronique. Et puis je vois aussi, à l'entrée du lycée, trois surveillants, qui fument eux aussi. À ce rythme là, je crois que dans quarante ans, tous les gens qui étudient ou travaillent ici seront morts d'un cancer des poumons.

Mais parmi tous les gens qui passent et repassent durant ces deux heures, je ne vois personne d'intéressant. Je ne serais même pas capable de me remémorer un ou deux visages. À moitié entre le cours, avec les gens qui rient et fument, et là-haut, tout la-haut dans mon esprit, j'entends tout de même la sonnerie qui me fait lever d'un bond. En moins d'une minute je suis dans le couloir, en direction de la sortie pour profiter de ma pause clope de 10 h 30.

Dehors il ne fait pas chaud. Je vois tout le monde - il y a toujours une foule impossible qui bloque l'entrée et la sortie du lycée pendant les pauses - avec de grosses doudounes ou manteaux, tout le monde grelotte et serre les bras, comme si ça allait les réchauffer. Je vois des mains trembler lorsqu'il s'agit d'amener une cigarette à la bouche. Cependant, il ne pleut pas, il fait juste gris. Bien gris.

Je réussis à me frayer un chemin à travers la foule qui s'entasse, et je rejoins mes amis qui se sont positionner en cercle. Comme toujours, Lia nous raconte l'épopée d'une de ses nombreuses soirées alcoolisées. Je ne l'écoute même plus. Ensuite, Julian et Baptiste ne cessent de charrier Sandy, sur ses cheveux, ou même sur ses habits. Même sur sa façon de parler. Mais elle s'en amuse. Enfin, moi j'écoute, et de temps en temps je réponds aux interrogations que me fait Marvin, pendant qu'il rit aux blagues lourdes de Julian. Je les regarde. Ils me font tous rire, tout autant qu'ils sont.

-Oh, Julian, tais-toi un peu, non ? Merci, fait Sandy en se moquant de la prononciation du prénom de notre ami.

-On prononce Djoulianne, bordel ! proteste-il.

Et ils se mettent tous à rire, Julian fait mine de bouder et Sandy le nargue.

La pause va toucher à sa fin, et alors que je m'apprête à jeter mon mégot par terre, je me retourne et aperçoit que quelqu'un me regarde : le surveillant.

Il est debout, adossé à la grille de l'entrée, seul, cigarette roulée à la main, et il me regarde, sans aucune gène, sans aucun complexe. Aucune expression ne traîne sur son visage. Poker Face, comme dirait notre chère et tendre Gaga. Légèrement décontenancé, je ne lâche pas son regard. Dans un premier temps, je me demande s'il me regarde bien à moi. Je remarque qu'il suit mes mouvements, donc oui, c'est moi qu'il fixe. Ensuite je me demande pourquoi il me fait ça, alors je soutiens son regard pour avoir une réponse, obtenir un signe, un sourire ou je ne sais quoi. Mais il n'en n'est rien. Après de longues secondes à l'avoir regardé comme un psychopathe (ouest-ce l'inverse ?), je me remets dans ma position initiale, rouge comme une écrevisse et confus comme un poux sur un chauve. Sandy me regarde et me demande « Qu'est ce qu'il y a ? » d'un simple haussement de sourcils. Je lui fais signe qu'il n'y a rien et la sonnerie retentit.

Alors qu'on attend que le plus gros des élèves rentre, je me dis que peut-être le surveillant sera entré lui aussi. Je n'avais aucune envie de le croiser, pas après ce qui vient de se passer. Mais non, la faute de Pas De Chance, mon Adonis se trouve toujours là et continue de me fixer. Je fais mine de ne pas le voir et fait semblant de rire avec Marvin. Et puis nous arrivons à sa hauteur, à savoir, l'entrée inévitable du lycée. Alors que je pense en avoir bientôt fini avec lui et mes jambes tremblantes, je sens quelqu'un qui m'attrape le bras. Je vois la main et suis des yeux à quoi elle est accrochée. Après avoir suivit de très près le chemin que parcourait l'humérus de la main des Adams, je découvre enfin qui en est l'heureux propriétaire.

-Alors, tu le veux quand ton McFlurry ?

Il me fixe avec ses grands yeux noisettes complètement illuminés par l'amusement. Ses sourcils légèrement relevés et son sourire léger lui donne un air qui me fait littéralement craquer. Mes jambes vont céder.

Dans ma tête rien ne va plus. Le mec qui m'attire le plus au monde depuis des mois me fixe pendant cinq minutes puis m'attrape le bras juste pour pouvoir m'inviter avec lui manger une glace - en Janvier, c'est cool - et m'adresse le plus beau des visages dans toute l'histoire de l'humanité. Mon cerveau explose, mon cœur éclate et mon ventre se tort si fort qu'il finit par céder. Quant à mes jambes, elles sont comme deux allumettes sur lesquelles on a posé en équilibre un immense rocher de plusieurs tonnes dont le moindre mouvement les briserait définitivement.

Je vois à la façon dont son sourire s'élargit et dont sa posture change qu'il est dans l'incompréhension : en effet, ça fait un bon moment maintenant que je le regarde dans le blanc des yeux sans savoir quoi dire.

-Je... je sais pas. Je m'en fous moi, je... j'ai beaucoup de temps libre, enfin c'est comme tu veux, je veux dire, c'est toi qui décide, hein, je vais pas te forcer. Peut-être que tu ne veux pas donc je sais pas c'est... comme tu veux.

Je voudrais que quelqu'un me tue violemment à ce moment là. Je n'ai jamais été aussi stupide.

Son sourire n'en démord pas.

-Bien, bien. À quelle heure tu finis aujourd'hui ?

Hein ?! Aujourd'hui ?!

-Quinze heure, je réponds.

-Parfait alors ! Je t'attends ici.

Sans un mot de plus et sans demander mon reste, je tourne les talons et file en cours, probablement déjà en retard. Quand j'entre dans la salle, le professeur d'histoire n'y prête aucune attention et me laisse m'asseoir. Les yeux de Sandy sont remplis d'une lueur à la fois perverse, malicieuse et ingénue.

-Il me semble que tu as parlé au pion, à l'instant, chuchote-elle.

-Putain, fais-je, ne pouvant retenir mon enthousiasme, la dernière fois je l'ai vu en étude, y'a trois jours, et à cause d'un truc débile, on s'est dit qu'il devait me payer un McFlurry. Et aujourd'hui il est venu me trouver pour m'inviter !

-C'est quoi cette histoire ? demande-t-elle.

-Je te raconterai plus tard. En tout cas, j'ai rendez-vous avec lui toute à l'heure, à 15 h 00 !

Sandy s'apprête à sauter de joie quand le prof nous rappelle à l'ordre, calmant aussitôt son ardeur. Elle me laisse tout de même un immense sourire en levant ses deux pouces. Elle est presque plus excitée que moi, on dirait. Maintenant je me pose pleins de questions. Je me demande d'abord pourquoi m'invite-t-il vraiment. Fait-il ça car il n'a qu'une parole ? Parce que de mon côté, j'avais presque oublié qu'il me « devait » une glace, pour moi ce n'était que des paroles en l'air, une plaisanterie, jamais je ne me suis imaginé manger un McFlurry avec lui. Ou alors il en a vraiment envie ? Dans ce cas, pourquoi aurait-il attendu si longtemps pour me proposer ça ? Trois jours se sont écoulés - si on ne compte pas le Lundi - depuis l'incident de l'étude. Et il aurait aussi bien pu m'inviter demain, Samedi. Mais non, on ne se connaît pas. Il est sûrement avec sa copine le week-end de toute façon. Mais s'il me propose ça, c'est qu'il doit sûrement en avoir envie, quelque part. Mais qu'est ce qu'on va faire, une fois là-bas ? De quoi va-t-on parler ? On mange une glace ensemble et on s'en va chacun de notre côté ? Et s'il m'achetait juste une glace rien qu'à moi, parce qu'il croit qu'il m'en doit une, et qu'il se barre juste après, naturellement, en me laissant là, planté avec mon McFlurry amère en plein centre ville, tout seul ? Je tourne en rond. Tant de questions sans réponses, de questions inutiles.

J'espère juste que le rendez-vous se passera comme je l'ai toujours espéré.



Bonjour tout le monde, si vous avez lu jusqu'ici, j'espère que c'est parce que la lecture vous a plu. En tout cas, n'hésitez pas à me faire part de vos retours, positifs ou négatifs !

JoWhere stories live. Discover now