Chapitre 5 / Drames

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— Ma vie est foutue, lâcha Lupita en s'affalant sur le canapé et en se prenant la tête dans les mains.

Lupita n'était pas, en règle générale, quelqu'un de pessimiste. Elle tentait toujours de trouver des solutions, et ne s'enferrait que très rarement, dans les psychodrames qu'Emmanuelle adorait, par exemple.Mais là, la situation était trop grave pour garder un soupçon d'espoir. La lumière avait été mouchée en même temps que son bonheur simple, mais coûteux.

Elle n'en avait parlé à personne encore, mais la semaine précédente, son pote qui lui procurait des contrats en free-lance, Samuel Crespin, lui avait annoncé qu'il partait au Canada à la demande d'une grosse boite qui l'avait démarché. Il lui avait promis de la recommander à ses clients actuels, mais Lupita n'avait pas beaucoup d'espoir.Elle n'était qu'une petite main, et ces entreprises chercheraient des prestataires ayant pignon sur rue.

Elle s'était résolue à démarcher de nouveau des sociétés, en envoyant des CV, sachant que sans diplôme, elle serait en dessous de la pile, mais elle ne voulait pas encore se décourager. Elle voulait y croire.

Après tout, elle avait rencontré Samuel dans un café, alors qu'elle pourrissait les comptes de réseaux sociaux de son ex. Il avait apprécié sa rapidité d'exécution et engagé la discussion. La suite était venue d'elle-même. Un premier petit boulot. Puis d'autres. Elle avait pensé pouvoir s'en sortir comme ça. Mais elle avait dû se rendre à l'évidence. Ces contrats mal payés et non réguliers, ne pouvaient suffire pour le matériel, le loyer et les factures. La vie quoi !

La place de caissière était plus sûre. Mais là encore, c'était mal payé. Elle avait prévu de faire plus d'heures, pour pallier le départ de Samuel et de ses contrats potentiels, qui s'envolaient avec lui vers le Canada.

Et maintenant, son PC qui grillait. Elle n'était pas loin de penser qu'elle était maudite. À moins que ce ne soit sa mère qui lui ait lancé un sort. C'était bien son genre. Deux ans auparavant, Lupita avait quitté l'appartement cossu de Mercedes Cabrera Vargas, après une énième dispute concernant « l'immense gâchis » de ses capacités.

Depuis, elles se voyaient en coup de vent et ne discutaient pas de la situation professionnelle de Lupita. Cette dernière se gardait bien d'expliquer ses galères, et sa mère ne demandait aucun détail, convaincue qu'un jour ou l'autre, sa fille reviendrait en rampant vers elle. Malheureusement pour elle, jusqu'à présent, Lupita était toujours parvenue à s'en sortir sans jamais réclamer d'aide. C'était, pour la jeune femme, une question de fierté.

Si Lupita était en conflit avec sa mère, ça n'était pas le cas avec son père, avec qui elle s'entendait plutôt bien. Mais comment se fâcher contre quelqu'un qu'on voyait à peine une ou deux fois par an, quand on avait de la chance ? On ne pouvait en vouloir à un courant d'air. C'était contre-productif.

Et puis, son père l'avait déjà aidé. Homme peu économe, il préférait profiter immédiatement, plutôt qu'épargner pour plus tard. Une cigale. Il était probable que la somme qu'il avait mise annuellement sur un compte au nom de sa fille jusqu'à ses 18 ans, avait été les seules économies envisageables pour lui. Cet argent avait servi à louer l'appart qu'occupait Lupita.

Elle n'avait donc plus rien pour régler une urgence financière. D'où l'effondrement sur le canapé, et la tête entre les mains.

Pop-corn s'était allongé près d'elle et avait posé sa tête mignonne sur sa cuisse. Ses petits yeux noirs quémandaient de l'amour en quantité. Lupita le caressa machinalement sans réfléchir, jusqu'à ce qu'elle se rende-compte qu'il était couché sur son sac à main. Elle repoussa le chien en râlant. Sa besace en cuir en avait vu d'autres, mais elle n'était pas d'humeur. Elle attrapa le sac et se mit à farfouiller dedans à la recherche d'un paquet de mouchoir. Elle n'était pas loin de pleurer, elle le sentait. Mieux valait prévenir que guérir.

Si la possession d'un tel sac avait des avantages non négligeables : capacité de stockage importante et praticité évidente ; il n'en était pas moins un immense fourre-tout dans lequel une chatte n'aurait pas retrouvé ses petits.

Lupita fouilla un moment, avant de s'avouer vaincue. Dans un accès de colère, elle renversa la besace et déversa son contenu sur la table basse devant elle. Portefeuille et porte-monnaie se noyaient parmi une foultitude d'objets divers, dont l'utilité n'était plus à prouver : écouteurs, power bank, plaquettes de médocs contre les mots de tête, contre la nausée, contre le stress, barrettes et élastiques, carnet, crayon, baume à lèvres, mouchoirs en papier, carte de visite. Carte de visite ?

Lupita attrapa le carton glacé où le nom de Park Jung, directeur de « Com and see », apparaissait au-dessus d'un numéro de téléphone et d'un email. Le type de la supérette. Celui qui voulait qu'elle joue sa fiancée pour une week-end contre rémunération.

À un autre moment de sa vie, Lupita n'aurait même pas regarder, depuis son téléphone, qui était ce Park Jung. Elle n'aurait même pas envisagé l'éventualité de l'appeler pour en savoir plus sur ce rôle qu'il voulait lui faire jouer, et sur les limites qu'elle imposerait.

À un autre moment de sa vie, Lupita aurait été raisonnable et circonspecte. Mais en cet instant, devant l'écran éteint de son PC, elle voyait ce petit bout de carton comme une bouée de sauvetage. Une opportunité à saisir.

***

Accoudé à la rambarde en fer forgé de son petit balcon, Jung fumait. Il aimait bien l'odeur de la rue après la pluie. C'était le mélange frais et étonnant d'un air pur. Un mensonge qui ne durait pas. Il exhala une dernière bouffée de fumée vers le ciel étoilé avant de rentrer dans son appartement pour écraser son mégot dans un cendrier prévu à cet effet, posé sur un guéridon près de la fenêtre.

Son téléphone émettait un clignotement discret depuis la table basse près des fauteuils du salon, signe de messages entrant. Il sentit une petite pointe d'appréhension lui serrer la poitrine. Toute cette histoire de rendez-vous familial avec une prétendue fiancée, prenait trop d'ampleur. Il avait monté l'histoire pour faire cesser les rendez-vous arrangés que sa grand-mère ne cessait d'organiser depuis quelques temps. Mais il ne s'était pas imaginé que ce mensonge, bien anodin à ses yeux, allait lui pourrir la vie de manière aussi radicale.

Il prit le téléphone avec l'espoir qu'une des filles qu'il avait appelées ce soir, et qui n'avaient pas été disposées à jouer le rôle qu'il avait prévu pour elles, ait changé d'avis. Mais ce ne fut pas le cas. Le message n'avait rien à voir avec sa frivole préoccupation du moment.

Jung s'assit lourdement avant de composer un numéro. Il devait se faire confirmer ce qu'on venait de lui transmettre. Il n'y croyait pas. Il ne voulait pas y croire, mais si c'était vrai, il était probable qu'il n'ait plus à se préoccuper de se trouver une fausse fiancée pour un moment, car sa vie allait être bouleversée au moins autant que son cœur l'était en cet instant.

—Magnus ? Dis-moi que ça n'est pas vrai ?

—Si, hélas, Jung. Notre père a disparu en mer.

Tout sur LupitaWhere stories live. Discover now