Chapitre 2 / Paradis perdu

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— Darius, je suis désolé, dit Magnus, son frère aîné, en posant sa large main sur son épaule.

Même carrure massive, mêmes cheveux blonds, même profil, mais un peu plus petit, et les yeux bleus - Pas gris, comme ceux de Darius -, Magnus venait d'hériter de la direction de l'entreprise. Sous la houlette de son grand-père, qui n'avait jamais totalement abandonné la société, malgré son départ à la retraite quelques années auparavant, il allait devenir le grand patron, lui qui, jusqu'à présent, n'avait été que directeur général de la filiale française.

Même si l'événement bouleversait sa vie et celle de sa femme, il n'abandonnait rien qui lui tienne vraiment à cœur. Il allait reconstruire un avenir à New-York où son premier enfant verrait le jour. Sa femme, Charlotte, parisienne jusqu'au bout des ongles, regretterait sans doute un peu de quitter sa ville natale, de s'éloigner de sa famille, mais elle adorait voyager et elle apprendrait à devenir une new-yorkaise avec plaisir.

— Tu n'as pas à t'excuser, Magnus. Ça n'est pas ta faute. Ça n'est la faute de personne.

— C'est vrai, mais j'aurais aimé faire autrement. Malheureusement, avec Deimos dans les parages, impossible de mettre Jung là où je l'aurais voulu.

— Là où il aurait mérité d'être.

— Je sais.

— Deimos ne sera pas toujours là.

— Mais ça peut durer. Il est tellement en forme depuis qu'il est à la retraite que j'ai peur que Jung ne se lasse d'attendre, et que tu ne sois obligé de rester un moment.

— Si tu tiens deux ans, je viendrai te remplacer, Darius ! Je ferai le tampon jusqu'à ce que Jung puisse s'installer à la place qui lui revient ! dit alors Cyrus, le benjamin avec ce ton convaincu qu'il arborait depuis l'enfance et qui faisait si souvent rire ses aînés.

Le dernier des frères Ryker, avait hérité des cheveux noirs de leur père, mais de la silhouette longue et fine de leur mère. Il se tenait toujours un peu voûté, malgré les années de guerre incessante faite parleur parents pour qu'il se redresse et lève le menton. C'était un jeune homme de 25 ans, épris d'art et de beauté. Il passait son temps à peindre et dessiner. Sa position de troisième enfant lui avait permis de poursuivre le cursus dont il rêvait dans une école d'art réputée.

L'année précédente, il avait voulu s'émanciper financièrement de sa famille. Il voulait prouver qu'il était capable de s'assumer, ce dont doutait son grand-père maternel. Il avait rejoint son frère aîné en France et avait commencé à réaliser des commandes qu'il qualifiait d'alimentaires, mais qui lui permettaient de se consacrer à son art comme il l'entendait, sans rien quémander pour vivre.

Quand il avait appris la mort de son père, il résidait dans le sud de la France depuis quatre mois où il venait d'inaugurer une exposition. Il en prévoyait déjà une autre à Paris l'année suivante, et à Berlin, ensuite.

Bien sûr, comme les autres enfants de la famille Ryker, il avait effectué des stages dans l'entreprise familiale, mais il n'en avait jamais rien retenu de bon. Il n'était pas un homme d'argent, ni de secret : les deux piliers d'Anthéa Inc., qui vendait à prix d'or ses conseils en finance et stratégie.

Sa proposition fit donc sourire Darius qui ébouriffa les cheveux de son benjamin.

— Que les dieux nous préservent de cette éventualité, Cyrus. Sans vouloir t'offenser, je ne suis pas sûr que tu sois apte à gérer autre chose que la déco des bureaux. Et je ne parle même pas de ton moral. Tu serais le plus malheureux des hommes. Non, Cyrus. Je vais faire ce pour quoi on m'a formé.

— Mais toi aussi, tu seras malheureux ! s'exclama Cyrus.

— En France aussi, il y a l'océan, tu sais ! dit alors Elektra,avec une petite moue irritée.

La plus jeune des Ryker avait un peu de mal à comprendre ce déchirement que semblait ressentir son frère. À à peine vingt ans, elle commençait tout juste son cursus en science politique. Elle comptait, elle aussi, un jour, intégrer l'entreprise familiale et lui faire honneur. Elle était motivée et intelligente, reine des débats et musicienne accomplie (elle jouait du piano avec une certaine virtuosité). Elle avait passé de nombreux été en France, afin de parfaire sa maîtrise de cette langue. Elektra était ambitieuse et ne le cachait pas.

Elle voulait, elle aussi, occuper un siège dans l'entreprise familiale, et pas celui d'assistante ou de secrétaire, comme deux de ses cousines. Si elle en avait eu les capacités, elle aurait pris la place de son frère avec beaucoup de plaisir. Mais elle n'était pas prête. Pas encore. Elle devait faire ses preuves, elle le savait. Elle devait suivre la voie tracée par son père pour cela. Il le lui avait dit à maintes reprises : Ne pas brûler les étapes (les raccourcis n'amenaient pas forcément le triomphe) ; Blinder ses compétences (mieux valait survoler la masse que tenter de s'en extirper); Accepter de l'aide quand il le fallait (la lune ne s'atteignait pas seul). Pour cette dernière règle, elle savait pouvoir compter sur ses frères. Le moment venu, ils l'épauleraient pour l'aider à les rejoindre. Elle sourit à Darius.

Presque aussi grande que Cyrus, Elektra partageait sa couleur de cheveux. Mais c'était tout. La jeune fille avait un corps tout en rondeur et quelques tâches de rousseurs héritées de sa grand-mère maternelle, dont elle avait aussi pris les yeux verts.

— Tu as raison, il y a l'océan en France, Elektra, dit Darius en souriant à son tour.

— Mais pas le même, continua Cyrus.

— Non, pas le même.

Le regard de Darius se perdit vers l'extérieur. De là où il se trouvait, il pouvait distinguer les hangars où étaient amarrés les bateaux dont il se servait pour ses explorations sous-marines. Il devait laisser à un autre la petite entreprise qu'il avait développée ici. Pour lui, plus d'excursions de plongée avec des touristes de passage ; plus d'exploration de fonds pour les sociétés qui le lui demandaient ; plus de surveillance de récifs pour des organismes internationaux. La plongée et le surf attendraient qu'il trouve du temps à leur consacrer. Ce qu'il n'envisageait pas dans un proche avenir. Les îles Fidji seraient, désormais, son paradis perdu.

Magnus, Cyrus et Elektra n'ajoutèrent rien, car malgré leur chagrin, et les bouleversements qu'avait entraînés la mort de leur père, ils savaient que Darius perdait bien plus que n'importe lequel d'entre eux, afin d'accomplir son devoir filial.

Il ferait une croix sur sa propre entreprise, montée et développée par lui seul ; sur son mode de vie, aussi. Pourtant, aucun des trois n'avait de doute sur sa capacité à tenir le rang qu'on lui attribuait. Darius demeurait à leur yeux un exemple de réussite et d'autonomie, un digne héritier des Yannopoulos, comme ils l'étaient tous à leur manière.

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