Chapitre 8 / Une famille formidable

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Assise sur un tabouret dans la cuisine de Santina Mendès, Lupita tachait de ne pas grimacer durant les manipulations capillaires qu'elle subissait.

— Tu sais, tu pouvais la garder quelques jours cette coiffure, dit Santina en défaisant ce qu'elle s'était appliquée à faire la veille.

— Je sais, Mme Mendès, mais il en va de ma survie dans l'entreprise.

— Quelqu'un t'a fait des remarques ? Tu es harcelée par tes supérieurs ! Je le savais ! Une jolie fille comme toi, avec un brin d'exotisme, et voilà tous ces beaux messieurs qui frétillent.

— Non, non, Mme Mendès ! Ça n'est pas ça. C'est juste que j'ai fait un truc aujourd'hui qui risque de me retomber sur le coin du nez si je ne me fais pas oublier un peu.

— D'où ta demande de lissage... que je refuse de faire. Ça va t'abîmer les cheveux ! Je vais faire en sorte qu'ils soient disciplinés sans en arriver là. Tu me laisses carte blanche ?

— Le maître-mot, c'est discrétion.

— J'ai compris.

C'est à ce moment-là que deux garçons de plus ou moins trois ans, parfaitement identiques, entrèrent dans la cuisine en cavalant, comme s'ils avaient eu le diable aux trousses.

— Mama ! Mama ! Estrella, elle arrête pas de dire des gros mots !

— Bande de poucaves ! lança cette dernière depuis le couloir, où elle posait les sacs d'école en tas non identifiable.

Estrella Mendès, 10 ans, aussi fine que sa mère était gironde, entra dans la cuisine à son tour, pour se laisser tomber sur l'une des chaises non occupées autour de la table. Pablo et Julio, les jumeaux, s'étaient déjà attablés, prêts à manger le goûter que leur mère avait préparé juste avant que Lupita n'arrive.

— Où sont Roméo et Jasmina ?

— Ils arrivent. Ils ne voulaient pas faire la course dans les escaliers ! s'écrièrent les jumeaux, la bouche barbouillée de chocolat.

— Et ils ont raison ! Il ne faut pas courir dans les escaliers ! Vous pourriez vous faire mal ! lâcha Santina, en enroulant les cheveux de Lupita pour former des sillons parfaitement parallèles sur son crâne.

— Lupe ! s'écria soudain une petite voix avec une joie évidente.

Roméo, 6 ans, le troisième enfant de cette joyeuse famille venait d'apparaître à la porte de la cuisine.

— Attention, arrimage de Roméo dans cinq, quatre, trois, deux, un... arrimage effectué, se moqua Jasmina, huit ans, tandis que le sujet de sa moquerie se lovait dans le giron de Lupita.

Le petit garçon, qui apprenait à lire et à écrire cette année, adorait la jeune femme, car elle s'intéressait toujours aux dessins compliqués qu'il réalisait au crayon et généralement sans modèle. Elle discutait volontiers avec lui des détails que personne ne voyait sauf elle. Enfin, elle l'aidait dès qu'elle le pouvait, à décrypter les mystères de ces lettres bien plus complexes à ses yeux que les chiffres, faciles à combiner, eux. Roméo était un futur petit matheux rêveur, et Lupita l'aimait pour ça.

Les autres enfants ne prenaient pas ombrage de ce semblant de favoritisme, car Lupita était devenue très rapidement un membre de la famille à part entière. Dès son arrivée dans l'immeuble, la jeune femme avait proposé de garder les enfants du bâtiment en fonction de ses horaires du soir, et à des prix défiants toute concurrence. Seule la famille Mendès avait fait appel à ses services. De fil en aiguilles, des liens s'étaient tissés. La disponibilité et la gentillesse des uns et des autres avaient fait le reste.

Santina Mendès, issue d'une famille très nombreuse, avait beaucoup plus profité des enseignements de sa grand-mère que de ceux de l'école. Elle cousait, tricotait et brodait avec virtuosité, mais elle était aussi une lectrice acharnée et adorait la peinture classique. Son mari, artisan travailleur – il savait à peu près faire tout ce qui constituait un habitat convenable -, était souvent absent jusque tard, pour offrir à sa famille une vie décente.

Cependant, et bien que pourvu d'une progéniture nombreuse, et d'un salaire qui ne montait pas haut sur l'échelle de la richesse, M. Roberto Mendès sortait au moins une fois par mois avec sa femme. Cinéma, restaurant ou même visite d'exposition, égayaient ces soirées où ils se retrouvaient. Lui, curieux par nature, tenait à montrer qu'il aimait sa femme, éprise de culture, malgré un cursus scolaire peu glorieux. Leur chambre était tapissée d'affiche de films, de cartes postales représentant des tableaux, de photos de menus ou de prospectus d'évènements partagés ensemble.

Lupita s'était immédiatement prise d'affection pour ce couple encore amoureux, qui vivait leur petite vie tranquillement sans autre ambition que d'être heureux. C'était un contrepoint parfait à l'histoire de sa propre famille.

La disponibilité et la proximité de la jeune femme avaient été un avantage non négligeable pour les Mendès. Et très vite, elle en était venue à ne plus les faire payer, car entre eux, l'échange de services était réciproque : coiffure, cuisine et même vêtements parfois. Lupita était désormais la grande sœur indépendante qui vivait au-dessus.

Caressant les cheveux de Roméo qui se serrait contre elle, Lupita sentit Santina se détendre quand tous les enfants furent réunis autour du goûter. La jeune femme savait que la mère de famille ne vivait que pour ses petits. Elle redoutait toujours qu'il ne leur arrive malheur par accident, ou qu'on leur fasse du mal délibérément. Cette frayeur viscérale ne la quittait jamais. Elle n'en parlait pas, mais Lupita la remarquait à ses coups d'œil anxieux à la pendule au moment de la sortie de l'école, quand elle était en sa présence à ce moment-là, comme aujourd'hui.

C'est que cette année, sous la pression familiale – Roberto estimant que les deux plus grandes pouvaient gérer les trois plus jeunes-, Santina avait accepté que Estrella et Jasmina s'occupent de récupérer leurs frères et rentrent avec eux de l'école. Établissement qui était à deux pas. Il n'y avait qu'une rue à traverser et pas de changement de trottoir.

Au départ, la mère, se tenant en bas de l'immeuble avec appréhension, s'était retenue d'aller jusqu'à l'école. Ensuite, sous les critiques de ses filles, elle était restée dans l'appartement, mais penchée à sa fenêtre pour les apercevoir. Maintenant, elle réprimait aussi cette envie.

Estrella et Jasmina prenaient leur rôle d'aînées très au sérieux. La plus grande gérait de main de maître les jumeaux qui, pourtant, débordaient d'énergie à tout moment du jour, et même parfois de la nuit. Et Jasmina s'occupait de Roméo, ce qui était beaucoup plus simple, puisqu'il était d'un naturel renfermé et calme.

Pendant que les enfants goûtaient, Santina se mit à questionner chacun sur sa journée. Pas un ne fut oublié. Si les deux aînées répondaient de manière laconique, estimant qu'elles étaient maintenant trop grandes pour se confier systématiquement sur tout, les plus jeunes donnaient force détails de chaque évènement majeurs ou mineurs de leur temps passés hors de l'appartement. Enfin, surtout les jumeaux. Roméo, lui, faisait un rapport succinct de sa journée, comme un soldat suivant un planning. L'école élémentaire était pour le moment un endroit où, techniquement, il devait acquérir certaines compétences qu'il possédait déjà, et d'autres qu'il avait bien du mal à assimiler. Un conflit ouvert dont il ne ressortait pas indemne.


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