Chapitre 5 / Des hommes d'envergure

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Deimos jeta un regard en biais vers Jung, en songeant que, alors même que ne coulait aucune goutte de son sang dans ses veines, ce « bâtard» était peut-être celui qui lui ressemblait le plus. Sous son apparente docilité, se dissimulait un esprit vif et tranchant, une intelligence rare et une rigoureuse efficacité.

Il trouvait dommage que toute cette belle énergie productive ne soit exploitée qu'à des fins légales, et donc sous-estimées. S'il avait eu son mot à dire quand l'enfant était né, il en aurait fait un outil puissant et implacable, mais Alexander ne lui avait laissé aucune latitude, veillant sur son sang mêlé, comme sur ses enfants légitimes. Il était mort trop tard pour que Deimos puisse rattraper le coup.

Si ce dernier avait pu lire l'avenir à l'époque où Alexander était entré dans la vie d'Althéa, il n'aurait pas pris autant de chemins tortueux pour arriver à ses fins, et n'aurait pas échoué. Il aurait simplement fait éliminer Ryker. Personne n'aurait rien su, et ça n'aurait pas été aussi compliqué pour lui de mener ses affaires. Il avait sous-estimé l'adversaire et le sentiment puissant qui animait sa fille.

On ne pouvait défaire le passé, seulement s'accommoder du présent et envisager l'avenir. Et malgré son âge, Deimos envisageait bel et bien l'avenir. Contrairement à sa fille, qui pleurait son époux comme s'ils s'étaient mariés hier, Deimos avait vu dans cette disparition, une opportunité d'opérer de nouveau en toute quiétude. Il pensait avoir les coudées franches pour imposer certains changements dans l'entreprise. Des changements qui lui seraient favorable à lui, et à certains de ses amis.

Mais depuis que Magnus avait pris officiellement ses fonctions, Deimos avait des doutes sur la justesse de ses espérances, car son premier petit-fils s'était montré très directif et méticuleux. Magnus était à l'image de son père : droit, loyal et attentif. Et maintenant, Deimos voyait Darius sous la main de Jung. Magnus ne laissait donc rien au hasard. Il espérait ainsi cadenasser toute éventualité de modification de la politique de l'entreprise.

« Petits filous ! », pensa le vieil homme. Mais ça n'était pas à un vieux singe que l'on apprenait à faire la grimace. L'affaire serait moins facile, mais pas impossible. Pas encore. Deimos avait plus d'un tour dans son sac. D'autant qu'il mettait beaucoup d'espoir dans la petite dernière. Une vraie Yannopoulos : dure comme l'obsidienne et froide comme le marbre. Elektra serait parfaite s'il parvenait à la garder discrètement sous sa coupe. Ce dont il ne doutait pas, car la jeune femme était ambitieuse, et l'ambition amenait bien souvent à faire des compromis.

***

L'inquiétude, qui pouvait emporter les esprits fragiles vers les spirales de l'anxiété, voire vers l'angoisse, donnait de la force à Darius. Elle lui apportait l'élan nécessaire au combat. Il commença par embrasser des yeux l'ensemble de l'amphithéâtre, décela quelques visages crispés, des regards interrogateurs, curieux, mais pas de demi-sourires satisfaits, ni d'air suffisant.

Il avait devant lui les chefs de pôles et leurs équipes. Des hommes et des femmes ordinaires, capables de faire des choses extraordinaires pour peu qu'on les motive. Son père, Alexander, avait été capable de leur insuffler cette énergie productrice, son frère, Magnus avait maintenu la flamme. À lui, Darius Ryker, d'attiser le feu, de l'entretenir sans que personne ne vienne provoquer d'incendie.

À cette dernière pensée, il jeta un bref coup d'œil du côté de Jung et Deimos. Il pouvait déceler, sans même les observer, l'animosité qui existait entre eux. Son grand-père n'avait jamais réellement pardonné à Alexander d'avoir protéger l'enfant né de ses propres manigances. À chaque fois qu'il le voyait, Jung lui rappelait l'échec qu'il avait essuyé face à sa fille et son mari. C'était comme un aiguillon sans cesse plongé dans une plaie ouverte.

Magnus et Darius avaient compris très tôt la position que l'on réservait au« bâtard » dans la famille Yannopoulos. Pour quelle raison n'avaient-ils pas suivi le mouvement ? Parce qu'Alexander y avait veillé dès les premiers jours, créant un lien fort entre ses trois premiers garçons. Ce qui amena forcément Deimos à se méfier des aînés de sa fille.

Les enfants Ryker adoraient leur père. Tous. Sans exception. Aucun n'avait eu l'impression d'être défavorisé par rapport aux autres dans son cœur. Ça avait été la force d'Alexander Ryker. Il savait se faire aimer de tous et rendait cet amour avec autant d'équité que possible, contrairement à sa femme.

Même si elle s'était montrée conciliante et magnanime à l'époque, Althéa avait toujours eu des difficultés à accepter Jung. Elle montrait aussi, sans aucune vergogne, sa préférence pour Cyrus, son dernier fils. Pourtant, ni Magnus, ni Darius, ni Elektra ne lui en voulait. Pas plus qu'ils n'en voulaient à leur frère, qui, enfant, ne s'était jamais rengorgé de cette différence de traitement, et s'en excusait même parfois, en leur prêtant main forte sur des projets qui n'avaient qu'un objectif : contrarier leur mère.

Cyrus était heureux, bien sûr, de trouver en Althéa une adoratrice acharnée, mais il avait toujours préféré l'admiration silencieuse et réconfortante de son père, qui pouvait rester devant l'un de ses tableaux pendant de longs moments sans rien dire. Ses silences valaient toutes les éloges de sa mère, qui comprenait rarement le message qu'il tentait de faire passer à travers sa peinture.

Toutefois, le plus réfractaire à l'artiste familial, demeurait Deimos, qui ne voyait en Cyrus qu'une sangsue inutile. Fatigué, sans doute, de faire face à ses critiques à chaque réunion de famille, Cyrus avait décidé de voler de ses propres ailes, et ne s'en sortait pas si mal.

En réalité, le seul enfant d'Alexandre Ryker qui semblait trouver grâce aux yeux de Deimos, était la petite dernière, Elektra. Elle occupait une place à part dans la famille, aussi bien auprès de sa mère, qui était dure avec elle, qu'auprès de son grand-père qui nourrissait de grands espoirs pour elle. Magnus et Darius en étaient parfaitement conscients, mais ne disaient rien, tout en surveillant comme le lait sur le feu, cette sœur impulsive au caractère bien trempé.

La jeune femme cultivait une relation étrange avec Jung, son demi-frère. Une sorte d'amour-répulsion qui, parfois, jouait le jeu de Deimos, et, d'autres fois, le contrecarrait. Mais, depuis qu'elle était en France, la plupart du temps, elle s'entendait bien avec son demi-frère. Toutefois, si elle avait su qu'il avait mené une enquête minutieuse sur chacun de ses petits-amis, sans doute ne l'aurait-elle pas aimé autant, mais elle ne savait rien. Ses frères y veillaient, et leur père avant eux.

De son côté, Jung ne parlait jamais de l'hostilité à peine voilée de Deimos. Il préférait se concentrer sur l'aspect positif de sa relation avec la famille Ryker : son amitié réelle avec les enfants légitimes d'Alexander. Et son job. Il aimait ce qu'il faisait. Il avait toujours aimé chercher des informations, les trouver malgré les difficultés, en faire quelque chose d'exploitable. Il avait la sensation parfois d'être un archéologue déterrant le squelette incroyable d'un dinosaure. Sauf que lui dévoilait des secrets ou les conservaient bien à l'abri des regards. C'était comme la photographie. Elle aussi pouvait révéler ou cacher.

Jung respira à fond et préféra oublier les mauvaises ondes qui se dégageaient de son voisin, pour se concentrer sur Darius qui parlait calmement, d'une voix claire et distincte, dans un français quasi parfait, mais avec ce léger accent que les françaises trouvaient si « charmant ».

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