Partie 2 : Chapitre 1 / La fin du rêve

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Même si c'était la moins importante qu'ils aient subi ces dernières années, la tempête arrivait sur l'île avec toute la sauvagerie qui la caractérisait. D'impressionnants rouleaux nuageux sombres et épais, zébrés d'éclairs, galopaient depuis l'horizon, déversant leur peine avec fracas, tandis que les vents tumultueux agitaient les arbres alentours comme autant de bras suppliant les nuées de se calmer. L'océan furieux envoyait ses vagues s'écraser sur le sable avec une violence cadencée, creusant des rigoles profondes que le déluge d'eau remplissait inlassablement.

C'était dantesque. Et pourtant, Darius ne bougeait pas. La pluie et le vent malmenaient son corps massif, noyant sa contrariété avec l'image paradisiaque qu'il avait de cet endroit. Assis sur les marches, au bord de la terrasse couverte, les poings serrés, il défiait les éléments comme il défiait la vie en général, avec détermination.

On lui avait toujours dit qu'il était une force de la nature, et il y croyait. Il refusait de ployer face à l'adversité. Et cette fois encore, il affronterait ce que l'existence lui avait destiné. Et c'était, de loin, bien plus impressionnant que ce qui s'abattait sur l'île.

En demeurant ainsi face aux éléments déchaînés, Darius cherchait à s'imprégner une dernière fois de ce qu'il allait quitter. Il voulait être marqué dans sa chair. Ne pas oublier que, malgré le drame, cet océan lui avait apporté ses plus grandes joies, un émerveillement toujours renouvelé, et une satisfaction sans commune mesure.

Darius avait toujours su qu'il partirait d'ici tôt ou tard. C'était inévitable. Il avait beau n'être que le deuxième fils Ryker, il connaissait les besoins de l'entreprise fondée par son arrière-grand-père. Ses affaires nombreuses demandaient d'être supervisées par des personnes de confiances, capables de gérer des situations de crise sans mettre en péril la société. Des personnes solides avec du sang froid. Comme lui. Il avait d'ailleurs, à plusieurs reprises, effectué des missions ponctuelles ces dernières années. Pour dépanner. On savait pouvoir compter sur lui. Et il n'en avait jamais souffert, car son île l'attendait au retour.

Il avait profité autant que possible du temps qu'on lui avait laissé pour vivre la vie dont il rêvait. Il en était reconnaissant. À présent, il devait rentrer dans le rang. Il n'avait pas vraiment le choix. Son père, qui dirigeait Anthéa Inc. aux côtés de son frère aîné, était mort, laissant derrière lui un vide qu'il fallait combler. La société avait besoin de lui, Darius, de manière permanente.

Une main chaude et réconfortante enveloppa l'un de ses poings. Puis, un corps s'appuya contre le sien, autant par affection que pour se protéger des rafales de vent humide qui se cessaient de s'abattre sur l'île. Elektra, sa sœur, était venue le chercher. Elle voulait qu'il rentre avec elle. Elle voulait qu'il cesse de s'en vouloir. Elle voulait retrouver son frère rieur et fanfaron, qui la taquinait dès qu'il en avait l'occasion. Il enveloppa ses épaules de son grand bras, puis se laissa entraîner vers l'intérieur de la maison.

Ses deux frères l'y attendaient. Pas sa mère. Sa mère lui en voulait encore. Elle n'était pas venue jusqu'ici. Lui pardonnerait-elle un jour d'avoir refusé d'accompagner son père cet après-midi là ? Lui pardonnerait-elle un jour de n'être pas mort à ses côtés ? Car il était évident que, face à la tempête qui s'était abattue sur le bateau, il n'aurait sans doute rien pu faire de plus que les deux hommes d'équipage.

Sa mère ne retenait qu'une chose pour le moment : Alexander Ryker, son époux, était venu se détendre auprès de son fils en profitant de son nouveau bateau, et il était mort. Non. Il était non seulement mort, mais son corps n'avait pas été retrouvé, englouti par les eaux furieuses, comme ceux des deux hommes d'équipage qui l'accompagnaient.

Les deux semaines de recherches que Darius avait conduit n'avaient rien donné, sinon quelques débris que les profondeurs marines n'avaient pas voulu garder, et une vidéo. Une vidéo prise depuis un chalutier qui avait vu le bateau sombrer, avalé purement et simplement par une vague qu'il avait eu, lui-même, du mal à surmonter. Une vidéo que Darius ne montrerait jamais à sa mère

Althéa Ryker ne parvenait pas à accepter la disparition de son époux. Il fallait que quelqu'un paye. Darius préférait que ce soit lui. De son côté, il lui pardonnait son ressentiment, car il savait que le chagrin faisait commettre bien des erreurs envers ce que l'on aimait.

Atterré que cette mort, accidentelle et déroutante, ait englouti tous ses rêves, en ne lui laissant que le chagrin, et un avenir bien différent de celui qu'il avait cru pouvoir avoir, lui-même n'avait-il pas hurler contre l'océan ? Ne l'avait-il pas délaissée tout au long du mois qui venait de s'écouler ?

Il avait laissé parler sa peine et sa colère jusqu'à ce matin. Alors qu'il avait vu monter les nuages des enfers, il avait compris qu'il était temps pour lui de faire taire sa rancœur, car il sentait au fond, qu'il serait incapable de vivre séparé de l'océan. Bien qu'il lui ait enlevé son père, il ne pouvait lui reprocher d'être lui-même : sauvage, indomptable et meurtrier parfois.

Aucune malveillance consciente dans le déchaînement des éléments. Le constat était simple : l'homme n'était jamais vraiment préparé face à la fureur de la nature, et il en mourait parfois. Dans les temps anciens, on appelait ça « la colère des dieux ». Peut-être que c'était vrai. Chaque tempête, ouragan, tsunami ou n'importe quel déferlement de violence naturelle, était possiblement la survivance d'une antique colère, longtemps étouffée, qui surgissait brusquement, et ravageait tout en quelques minutes.

Darius aimait penser cela. Cela lui permettait de faire son deuil. L'inéluctabilité de l'évènement ne justifiait rien, mais adoucissait sa peine, et l'autorisait à pardonner plus aisément.

Il avait mis un long mois à comprendre cela. Un long et interminable mois, où dans sa triste solitude, il avait vainement cherché à se raccrocher à l'espoir que parfois l'océan recrachait ceux qu'il avait avalé.

Devant son obstination, ses frères et sœurs étaient venus à lui. Il était temps de rentrer. Il était temps de s'engager sur le chemin de sa nouvelle vie.

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