Chapitre 55 / La fouine matinée de hyène

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Immédiatement, Lupita détesta la femme qui venait d'apparaître près d'eux. Cette façon de s'approcher à pas de loup pour tenter de voler quelques bribes de conversation, et ce ton employé pour donner l'impression de sympathie, tout ça n'augurait rien de bon.

Avec sa blondeur laquée qui encadrait un visage aux angles acérés maquillé à la perfection, et son corps maigre enveloppé dans une robe fourreau émeraude qui faisait ressortir la pâleur de sa peau et le tranchant de ses clavicules, on sentait la nouvelle venue à l'affût de la moindre anomalie sur la surface calme de son monde. Elle était le genre de femme à attendre l'incident fatal dans un spectacle à haut risque, juste pour faire semblant de s'en désoler, pendant qu'elle jubilait intérieurement. Elle était le genre de femme à filmer un drame plutôt qu'aider les protagonistes du drame si besoin était.

— Mlle Holstein, dit Darius, sans intonation particulière.

— Appelez-moi Harriet,M. Ryker ! Je connais votre famille depuis si longtemps ! répondit la femme entre deux âges.

« Tout ça pour que Darius lui dise de l'appeler par son prénom également »pensa Lupita. Sauf que le patron d'Anthéa, connaissant Harriet Holstein de nom, et surtout, de réputation, n'avait aucunement l'intention de passer aux familiarités avec elle. Elle était, de notoriété publique, la première source d'informations des journalistes mondains.

— Je préfère m'en tenir à Mlle Hostein, si vous le permettez. Je trouve cela plus respectueux, dit-il avec un demi-sourire. Signe qu'il ne céderait pas et qu'insister serait considéré comme irrespectueux.

— Comme vous voudrez, M. Ryker, dit-elle avec un ton un peu plus sec qu'elle ne l'aurait voulu sans doute.

Elle n'avait pas l'habitude qu'on lui résiste. Le privilège de l'argent et du pouvoir de l'information. Ryker maîtrisait suffisamment ce concept lui-même, puisque c'était le fonds de commerce d'Anthéa Inc.. Renseigne-toi sur tes adversaires, et ils ne seront plus une menace. Mieux : et tu les contrôleras à ta guise.

— Appréciez-vous cette magnifique exposition ? continua-t-elle, sous-entendant par son propre vocabulaire qu'il n'était pas question de la critiquer à moins de vouloir devenir immédiatement un sujet de ragot. Ce qu'elle attendait avec impatience.

— Oui. Je la trouve intéressante.

— Est-ce l'avis de votre charmante compagne ? Sous-entendu « que personne ne connaît et que vous avez eu l'audace de ne pas me présenter », demanda-t-elle en se penchant vers Lupita avec un sourire carnassier.

La jeune femme retint un mouvement de recul grâce à la main de Darius qui avait retrouvé sa place dans son dos. Ce qu'elle ne trouva pas désagréable. Beaucoup moins, en tout cas, que ce qu'il fit ensuite. C'est-à-dire répondre à sa place. Jusqu'à présent, ça ne l'avait pas dérangé, car personne ne s'était vraiment adressé à elle. Mais la situation avait changé. Harriet Holstein pouvait être désignée comme une menace. Or, Lupita n'avait pas l'habitude d'ignorer les menaces, et encore moins d'avoir un champion pour la défendre.

— Mlle Jones la trouve tout aussi intéressante.

— Mlle Jones ! Américaine à n'en pas douter ! Enchantée ! s'exclama alors Harriet en présentant sa main, mais en jaugeant la jeune femme de la tête aux pieds, sous entendant « Il faut au moins être américaine pour oser afficher une allure pareille ! ».

— Moi de même, Mlle Holstein, répondit Lupita en s'empressant de serrer cette main tendue comme elle le faisait ordinairement. C'est-à-dire fort et vigoureusement, ce qui provoqua un étrange ricanement-gargouillis de la part de son interlocutrice.

— Que pensez-vous de cet artiste, n'est-il pas époustouflant ? lança cette dernière avec une certaine sournoiserie dans le regard.

— Il y a un certain souffle dans ces peintures. Un élan propre à faire naître des interprétations diverses. Ça me fait penser à Nicolas de Stael, parfois. C'est très inspirant.

Harriet Holstein qui s'attendait à une ravissante idiote – une américaine ! Pensez donc ! -, et Darius Ryker qui pensait que Lupita n'avait aucune culture, si ce n'est informatique ou vidéoludique, fixèrent la jeune femme qui se contenta de sourire triomphalement. Un point pour elle.

— Une connaisseuse ! Et pas une once d'accent ! s'exclama Harriet avec un sourire carnassier à effrayer une hyène.

— Je n'irais pas jusque-là. C'est plus un attrait pour la peinture en générale.

— Une amatrice éclairée, alors ?

— C'est-à-dire que...

— Vous avez fait des études d'art ? Peut-être êtes-vous une artiste vous-même ?

— Non. Non. Rien de tout cela... finit par dire Lupita en essayant de trouver un moyen de se dépêtrer du piège dans lequel elle était tombée.

Quelle idiote elle avait été ! Penser gagner des points en ramenant sa science ! C'était stupide ! Elle s'en voulait énormément. La jeune femme serra le bras de Darius pour lui faire comprendre qu'elle avait besoin urgent de sa participation à la conversation.

Estimant qu'il n'avait pas besoin de justifier quoi que ce soit auprès de la vieille pie en fourreau vert, Darius resserra son étreinte autour de la taille de Lupita et, en s'inclinant légèrement vers sa fausse petite-amie dans un geste qu'il voulait protecteur et amoureux, il dit :

— Et si nous continuions à visiter l'exposition, ma chérie ?

Malheureusement, Mlle Holstein n'avait pas l'intention de les laisser fuir aussi facilement. Elle se mit à leur emboîter le pas en pérorant sur l'artiste « qu'elle connaissait personnellement », et sur les « faveurs » dont elle pourrait leur faire profiter s'ils voulaient acquérir une œuvre.

C'est alors qu'un évènement totalement « fortuit » se produisit. Un serveur, que Lupita reconnut aussitôt, se plaça de telle façon que Mlle Holstein, toute à sa poursuite de croustillant, ne put éviter la collision. Il y eut donc accrochage « spontané » et beuglante immédiate, le serveur ayant « malencontreusement »ruiné le fourreau de Mlle Holstein avec le contenu de plusieurs verres renversés « inopinément ».

Comme un fait étrange, peu d'invités s'étaient portés spontanément au secours de la « victime » du drame. Darius et Lupita, eux, libérés de l'oppressante et insidieuse présence de la commère, en avaient profité pour s'éclipser en changeant de salle, laissant leur sauveur se débrouiller. Il n'était pas question de faire suspecter une collusion entre eux. Ça aurait ruiné tous les efforts du serveur pour sauver le couple.

—Vous l'avez échappé belle, dit Jung qui venait d'apparaître près d'eux dans la dernière salle.

— Où étais-tu passé ? demanda aussitôt Darius.

—J'avais une personne à voir pour un dossier.

— Ici ?

— Pourquoi pas ? Quoi de plus discret qu'une foule de pédants dissertant sur l'intensité d'un mouvement dans une œuvre dont ils ne comprennent même pas le nom.

—Jung ! Je ne te savais pas si critique à l'égard du milieu dans lequel nous évoluons tous les deux depuis l'enfance...

— Je suis fatigué.

— Toujours pas récupéré de votre dimanche de beuverie ? se permit de dire Lupita avec un demi-sourire.

— Rien à voir, répondit Darius. Nous travaillons d'arrache-pied pour monter notre piège. Et si j'étais vous, je ne ferais pas la maligne. Sans l'intervention de votre voisin, Dieu, c'est ça ? Nous aurions eu du mal à nous défaire de cette sangsue d'Holstein.

— Dieu ? Votre voisin s'appelle Dieu ? Sérieusement ? s'exclama Jung en fixant Lupita avec un air hilare.

— C'est une longue histoire... commença Lupita en soupirant.

— Que vous nous raconterez avec force détails lorsque nous serons dans un endroit plus tranquille. Jung... les Dumont sont en approche.

Le demi-frère prit une posture plus formelle et se décala légèrement pour laisser les nouveaux venus approcher de Darius.

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